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— « Et ce fameux peignoir ? eh bien ! avance-t-il ? »
La grisette, piquant dans l’étoffe son fil,
Explique aux jeunes sœurs, auprès d’elle penchées,
Comment elle fera des bordures ruchées ;
Et l’on s’oublie alors en ces discours profonds
Qu’ont les femmes toujours à propos de chiffons.
L’ouvrière aime à voir les nobles demoiselles ;
Et le parfum léger qui voltige autour d’elles,
Leur voix fraîche, leur teint pur sans vulgaire éclat,
Tout flatte et satisfait son instinct délicat.
Elles disent : « Maman, vois donc, c’est une fée ! ..
« Quelle adresse ! quel goût ! .. » Et, comme réchauffée
Par l’éclair bienveillant jailli de leurs beaux yeux,
Quand ces dames s’en vont, l’enfant travaille mieux.

Pour elle on a d’ailleurs des égards sympathiques,
Elle ne mange pas avec les domestiques.
Un laquais en livrée et moulé dans ses bas,
Apporte un guéridon à l’heure des repas,
Met la nappe et lui sert un tas de bonnes chose
Dans de la porcelaine où sont peintes des roses,
Et des mets inconnus dont le goût la surprend,
Et des gros fruits comme on n’en voit qu’au restaurant.
Ce bien-être lui fait plaisir ; elle apprécie
Tous ces riens d’élégance et d’aristocratie :
Telle une fleur chétive et poussée en un coin,
Qui n’a vu le soleil, au printemps, que de loin,
Lorsqu’un rayon de juin un instant la visite,
S’épanouit un peu dans l’ombre qu’elle habite.


II


Mais le soir vient. Il faut rentrer à la maison.

Franchissant de nouveau la porte au vieux blason,
Elle part à travers la foule qui circule.
Le gaz est blême encor ; la fin du crépuscule
Met des tons saumonés dans le ciel d’un vert fin ;
Et les passans nombreux se hâtent, ayant faim.
Elle aussi se dépêche, ayant près d’une lieue
A faire pour revoir le fond de sa banlieue,
Et son triste logis, et la soupe et le bœuf
Que déjà doit servir le père, deux fois veuf,
Vieil ouvrier courbé de tirer la bricole,
A ses deux petits gars revenant de l’école.