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rubans tricolores et, selon la fine remarque d’un témoin oculaire, aussi fiers de leur inaction de quinze ans que les émigrés de leurs vingt-cinq ans d’absence. Il y en eut même un, le colonel Marion, qui, nommé au commandement du 20e de ligne, ne voulut jamais prendre l’uniforme du corps et parut devant ses hommes stupéfaits avec l’habit glorieux, mais démodé, qu’il portait à Waterloo.

Cette première entrevue de l’armée d’Afrique avec ses nouveaux chefs fut médiocre et froide. L’impression générale, qui n’était point bonne, devint tout à fait mauvaise, lorsqu’on connut les deux ordres du jour publiés successivement par le général en chef. Le premier notifiait aux troupes la révolution qui venait de s’accomplir en France : pas un mot, pas une allusion n’avait trait à la conquête d’Alger. Le second réparait, il est vrai, cette omission étrange, mais d’une façon si injurieuse que le silence eût encore mieux valu. Ce qui n’eût été qu’ingratitude se changeait en insulte. « La France, disait ce second ordre, a été fière du succès de son armée d’Afrique, mais, il faut le dire avec la même vérité, elle a été indignée de bruits fortement accrédités de soustractions coupables. Justice doit être faite à tous et de tous : à l’armée, si ces bruits sont faux et malveillans ; des spoliateurs, si malheureusement il en existait, de la fortune publique et de la fortune des particuliers. »

Une commission d’enquête, venue de Paris à la suite de l’état-major, était constituée pour rechercher les auteurs et complices de ce qu’on était convenu d’appeler le pillage de la Kasba. Elle entra immédiatement en fonctions, appela une centaine de témoins, siégea pendant vingt jours et, après avoir essayé d’inspirer la crainte, finit platement dans le ridicule. « Une chose qui va assez plaisamment, écrivait, le 12 septembre, un officier d’état-major, c’est la commission d’enquête. Elle est présidée par le général Delort, qui en a bien vite senti l’inutilité et qui n’y va presque jamais. Les membres sont : M. Fougeroux, inspecteur général des finances ; M. Cadet de Vaux, qu’on veut nommer maire d’Alger ; M. Flandin, ancien commissaire des guerres ; M. Debit-Pillaut, ancien procureur, soi-disant magistrat. On y a adjoint un M. Descalonne, ancien homme de police, qui est le grand faiseur de questions. Malheureusement pour la commission, elle a trouvé parmi ceux qu’elle interroge plus de disposition à se moquer d’elle qu’à lui fournir les renseignemens qu’elle cherchait, et cela parce qu’elle est arrivée avec toutes les idées des journaux de Paris, avec toutes les histoires qui courent les cafés, et que ses membres ont débuté par des questions absurdes à nos yeux. Elle cherche des centaines de millions où il n’y a eu que quelques milliers de francs, des spoliations où il n’y a eu que du gaspillage. Elle s’est mal annoncée ;