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emportée par le besoin de mouvement, elle voulut faire en un jour ce qui demandait des années et se dépouilla de ses anciennes institutions sans savoir encore comment elle les remplacerait : chemins de fer, routes, écoles, entreprises industrielles, elle toucha à tout à la fois, violenta des intérêts respectables et traversa une crise qui dura plusieurs années, mais qui est aujourd’hui à peu près calmée.

Après avoir brillé d’un si vif éclat dans l’antiquité, après être restée pendant si longtemps misérable, la Sicile est en train de redevenir ce qu’elle était autrefois, dans l’ordre matériel aussi bien que dans l’ordre moral. Elle a pour cela tout ce qu’il faut : un sol fertile, un ciel incomparable, une population laborieuse et intelligente. Mais ce n’est pas impunément que cette population est restée opprimée pendant des siècles, car elle a conservé, à côté des qualités naturelles dont elle est douée, les défauts des peuples asservis et dont la liberté seule pourra la corriger. Ne pouvant compter sur la justice du pouvoir dont les agens vénaux ne leur inspiraient aucun respect, les Siciliens ont pris l’habitude de cacher leurs sentimens jusqu’au jour où ils peuvent les manifester sans danger. Il est rare, lorsqu’un crime est commis, de trouver des témoins qui consentent à dénoncer les coupables, personne ne se souciant de s’exposer à une vengeance dont le pouvoir était jadis incapable de les garantir : « Les Siciliens, dit M. Renan[1], ont de grands défauts et de précieuses qualités. Les défauts peuvent être atténués et les qualités bien employées. Les défauts sont un amour-propre excessif, une certaine tendance à se contenter de généralités superficielles, un feu qui ne se gouverne point assez, trop peu d’horreur pour l’effusion du sang. Les qualités sont celles qui ne se remplacent pas : le cœur, l’enthousiasme, l’intelligence vive et prompte, l’instinct sûr, l’ardeur sans bornes. » Très impressionnables, ils ont des sentimens de délicatesse extrême qui dénotent, même de la part des personnes de condition inférieure, le désir de plaire ; ils tiennent à donner d’eux une bonne opinion aux étrangers ; ils savent gré aux voyageurs de venir les voir et aux savans de s’occuper d’eux.

La population de l’île n’est pas disséminée dans la campagne ; elle est au contraire agglomérée par centres populeux, dont la plupart occupent les hauteurs. Le défaut de sécurité intérieure interdisait les habitations isolées, et la crainte des incursions barbaresques ne leur permettait pas de se grouper dans les plaines. Trois villes sont très importantes : Palerme, qui compte 245,000 habitans, Catane, qui en a 85,000 et Messine 70,000 ; huit ou dix villes ont plus de 20,000 habitans, et cent vingt plus de 10,000. Au-dessous de ce chiffre, ce sont des villages.

  1. Voir, dans la Revue du 15 novembre 187, Vingt Jours en Sicile, par M. Renan.