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l’antiquité, ils surprennent encore plus les lecteurs modernes[1] et ont donné lieu à de grandes discussions. Puisque nous sommes précisément sur le terrain où ils se sont produits, occupons-nous d’eux un moment.

On sait quelle place tient la religion dans l’Enéide, et que cette religion est, pour l’essentiel, celle d’Homère. Je ne puis, pas raconter ici comment il s’est fait que les dieux de la Grèce et de Rome, qui à l’origine ne se ressemblaient pas, ont fini par se confondre. Les amis des lettres grecques aidèrent sans doute beaucoup à cette confusion ; dans tous les cas, ils en ont été fort heureux : elle leur permettait, lorsqu’ils composaient quelque œuvre poétique, de faire agir ou parler Jupiter et Minerve comme Zeus ou Athéné, et d’imiter franchement ces chefs-d’œuvre dont leur imagination était charmée. Il n’y a pas de doute que Virgile ne l’ait acceptée aussi très volontiers : il aimait trop Homère pour ne pas saisir avec empressement toutes les occasions de se rapprocher de lui. On voit pourtant qu’il a cherché à conserver de quelque façon à sa mythologie un caractère national, et c’est là son originalité parmi les poètes de son pays. D’abord, il est visible que, lorsqu’il emprunte une fable aux poètes grecs, il s’efforce d’en placer le théâtre dans quelque coin de la terre italienne. Au lieu d’évoquer les morts sur un champ d’asphodèles, dans une île inconnue de l’océan, comme fait Ulysse, Énée descend aux enfers près du lac Averne, à l’endroit où les gens du pays placent une entrée du Tartare. La demeure où Vulcain forge les armes divines n’est plus à Lemnos, mais près de la Sicile, dans une de ces îles volcaniques « d’où l’on voit jaillir des feux qui ressemblent à ceux de l’Etna. » Tisiphone, quand elle a fini son œuvre de discorde et qu’elle veut quitter la terre, se précipite dans le lac d’Amsanctus, qui exhale des vapeurs empestées. Enfin Junon, qui veut regarder de près les derniers combats de Turnuset d’Énée, quitte l’Olympe et se place sur les hauteurs du mont Albain, où s’éleva plus tard le temple célèbre et national de Jupiter Latiaris[2]. C’était une façon de rattacher à l’Italie cette mythologie

  1. Voltaire craint tellement qu’on ne les trouve ridicules qu’il éprouve le besoin d’excuser Virgile de les avoir racontés. « N’est-il pas vrai, dit-il, que nous permettrions à un auteur français qui prendrait Clovis pour son héros, de parler de la sainte ampoule, qu’un pigeon apporta, du ciel dans la ville de Reims pour oindre le roi et qui se conserva encore avec foi dans cette ville ? Tel est le sort de toutes ces anciennes fables où se perd l’origine de chaque peuple, qu’on respecte leur antiquité en riant de leur absurdité. Après tout, quelque excusable qu’on soit de mettre en œuvre de pareils contes, je pense qu’il vaudrait encore mieux les rejeter entièrement : un seul lecteur sensé que ces faits rebutent mérite plus d’être ménagé qu’un vulgaire ignorant qui les croit. »
  2. Il est curieux, à ce propos, de noter à quel point Horace et Virgile ont des tendances contraires : tandis que le patriote Virgile, qui tient à donner une couleur latine aux fables grecques, semble vouloir confondre l’Olympe avec le mont Albin ; Horace, à qui ce souci est fort indifférent, se moque de ceux qui veulent identifier le mont Albain avec le Parnasse et qui prétendent en faire le séjour des Muses : Dictitet Albano Musas in monte locutas.