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Quand la nature et l’histoire se concertent pour composer un personnage, elles y réussissent mieux que l’imagination humaine. Ni Molière dans son Tartufe, ni Shakespeare dans son Richard III, n’ont osé mettre en scène l’hypocrite convaincu de sa sincérité et le Caïn qui se croit Abel. Le voici sur une scène colossale, en présence de cent mille spectateurs, le 8 juin 1794, au plus beau jour de sa gloire, dans cette fête de l’Être suprême, qui est le triomphe retentissant de sa doctrine et la consécration officielle de sa papauté. Deux personnages sont en lui, comme dans la Révolution qu’il représente : l’un, apparent, étalé, extérieur ; l’autre inavoué, dissimulé, intime, et le second recouvert par le premier. — Le premier, tout de parade, forgé par la cervelle raisonnante, est aussi factice que la farce solennelle qui se développe autour de lui. Conformément au programme de David, le peuple de comparses qui défile devant une montagne allégorique fait les gestes indiqués, pousse les cris commandés, sous l’œil d’Henriot et de ses gendarmes[1], et, à l’heure dite, éprouve les émotions prescrites. A cinq heures du matin, « amis, frères, époux, parens, enfans, s’embrassent… Le vieillard, les yeux mouillés par des larmes de joie, sent rajeunir son âme. » A deux heures, sur les estrades en gazon de la sainte Montagne, « tout s’émeut, tout s’agite : ici les mères pressent les enfans qu’elles allaitent ; là, saisissant les plus jeunes de leurs enfans mâles, elles les présentent en hommage à l’auteur de la nature ; au même instant, et simultanément, les fils, brûlant d’une ardeur guerrière, lèvent leurs épées et les déposent entre les mains de leurs vieux pères. Partageant l’enthousiasme de leurs fils, les vieillards ravis les embrassent et répandent sur eux la bénédiction paternelle… Tous les hommes répandus dans le Champ de la Réunion répéteront en chœur le (premier) refrain… Toutes les femmes répandues dans le Champ de la Réunion répéteront en chœur le (second) refrain… Tous les Français confondront leurs sentimens dans un embrassement fraternel. » Une idylle menée à la baguette

  1. Buchez et Roux, XXXIII, 151. — Cf. Dauban, Paris en 1794, p. 386 (estampe), et p. 392, fête de l’Être suprême à Sceaux, d’après le programme rédigé par le patriote Palloy : « On invite tous les citoyens à être à leurs fenêtres ou à leurs portes, même ceux qui habitent des corps de logis retirés. » — Ibid., 399 : « Les jeunes citoyens jetteront des fleurs à chaque station, les pères embrasseront leurs enfans, les mères élèveront les yeux au ciel. » — Moniteur, XX, 653 : « Plan de la fêté de l’Être suprême proposé par David, et décrété par la Convention nationale. »