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n’agissaient-ils pas, eux, dans la conception et selon les lois du droit monarchique ? Je sais que ces questions, aujourd’hui, sont difficiles à poser et difficiles à résoudre ; il faut les aborder cependant, ou ne pas se mêler d’écrire l’histoire. « Où est l’armée française, dit-on, là est la France. » Oui, pour vous ; non, pour les émigrés. La France était pour eux alors là où était le roi, et le roi n’était pas dans le palais où l’avait emprisonné l’émeute triomphante, mais avec eux, au milieu d’eux, représenté par ceux qui parlaient en son nom, tous ses agens de bas et de haut étage, ses ministres, ses frères. On affecte quelquefois pour les frondeurs eux-mêmes, et surtout pour les protestans, une justice que l’on refuse aux émigrés. C’est le contraire qu’il faudrait faire ; et si l’on était juste, on accorderait aux émigrés une indulgence à laquelle ni frondeurs ni protestans n’ont droit. Car c’était pour la ruine de la France et du roi que frondeurs et protestans combattaient sous le drapeau de l’Espagne ou de l’Angleterre, mais c’était pour le rétablissement du roi dans sa prérogative inaliénable, et la restitution de la France, par conséquent, dans son ancien état, qui, pour eux, était le légitime, que les émigrés combattaient. La passion peut confondre les temps, l’histoire doit les distinguer. A l’époque où un homme tel que fut l’illustre Malesherbes n’hésitait pas à recruter lui-même, des soldats pour l’armée des princes, il ne peut pas être question de déplorer son erreur : nous sommes assurément en présence d’un état d’esprit, d’une conception du droit et de la loi qui diffère de la nôtre, et l’émigration ne peut pas être jugée sur une autre loi que la sienne. J’aurais voulu que M. Forneron prit tout le temps et toute la place de nous le dire. C’est en effet la grande question d’une Histoire de l’émigration, et tout le reste importe bien moins que de savoir le jugement qu’il faut porter sur elle. Or, contre la révolution qui représentait le droit nouveau, les émigrés représentaient le droit monarchique, et, comme dans toute collision de ce genre, ils étaient tous également dans le droit, révolutionnaires d’une part et royalistes de l’autre, jusqu’à ce que l’issue de la lutte eût décidé si ce seraient les émigrés qui cesseraient d’y être ou les révolutionnaires qui n’y auraient jamais été. C’est ce qui explique la violence même de la lutte et la férocité des moyens ; il y allait pour les uns de n’être plus, et pour les autres de ne pas être ; on ne regarde guère aux lois de l’équité quand on combat pour l’existence.

Et ce qui explique la violence de la lutte n’en expliquerait-il pas peut-être aussi l’issue ? Autre question que M. Forneron n’a pas non plus examinée. Pourquoi les émigrés n’ont-ils pas réussi ? C’est que, sans le savoir, ils avaient été touchés eux-mêmes de l’esprit nouveau, et que, si leurs traditions étaient toujours sous l’empire du droit monarchique, elles n’étaient déjà plus animées de ce principe intérieur qui seul