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donc prévu les événemens de si loin ? J’en doute : au moins faut-il dire qu’il n’était guère en droit de les prévoir. Didier, ce modèle d’Antony, était bien, si l’on veut, un réfractaire sous Louis-Philippe, mais quel réfractaire inoffensif ! Et de lui et d’Antony et de tous ceux de cette génération, quelle distance, bon Dieu, à ceux de M. Jules Vallès ! On regimbait alors contre toutes choses sans intention de rien jeter bas : on se fût trouvé bien sot de n’avoir plus contre quoi regimber. Il fallait porter à sa naissance une marque de fatalité ; volontiers on se serait fait passer pour bâtard sans avoir droit à ce titre, à moins qu’on ne choisît de se dire fils de bourreau ; l’un valait l’autre, et, par les mêmes raisons : il importait d’avoir un grief originel contre la société ; mais ce grief, on n’eût voulu pour rien au monde qu’il fût réparé : on protestait pour le plaisir.

Antony est donc bâtard pour protester, comme la fashion littéraire l’exige ; il ne s’en fait pas faute : « Le monde a ses lois, la société ses exigences… Et pourquoi les accepterais-je, moi ? .. » Depuis le berceau quelle est sa vie ? Rappelons-nous celle de Didier :


Je voyageai, je vis les hommes, et j’en pris
En haine quelques-uns et le reste en mépris.


De même Antony : « Pourvu que je change de lieu, que je voie de nouveaux visages, que la rapidité de ma course me débarrasse de la fatigue d’aimer ou de haïr… » Il a de la haine, pourtant, et du mépris, et tout l’assortiment convenu : « Je haïssais les hommes, dites-vous ? Je les ai beaucoup vus depuis, et ne fais plus que les mépriser. » Il leur est, d’ailleurs, supérieur à tous : « Arts, langue, science, il a tout étudié, tout appris. » Aussi n’a-t-il jamais rien fait : on « n’ose rien spécialiser à l’homme qui paraît capable de parvenir à tout. » Didier avait hérité d’une bonne femme neuf cents livres de rente à peu près, dont il existait, la vie étant bon marché sous Louis XIII : un homme est chargé, on ne sait par qui, de jeter à Antony, « tous les ans, de quoi vivre un an. » Lorsqu’on est ainsi pourvu, mélancoliquement oisif et majeur vers 1830, quelle meilleure manière de passer le temps que de philosopher ? Antony, pour le faire, n’attend pas comme Didier, d’être en prison et sous la hache.

Dumas nous confie qu’il avait d’abord fait de son héros un athée, mais que, sur les conseils de Vigny, il effaça cette « nuance » du rôle. Cette « nuance » effacée, le héros n’y perdit rien, ou plutôt sa « métaphysique » ne changea pas pour si peu (Dumas, dans le post-scriptum de la pièce, félicite Bocage d’avoir senti et fait sentir la « métaphysique » du rôle). Antony médite sur la destinée humaine : « Malheur, bonheur, désespoir, ne sont-ce pas de vains mots, un assemblage de