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un petit paquet bien ficelé qui laisserait peut-être échapper un « monseigneur » si on le déroulait, et tenant en main ce gourdin noueux que les réquisitoires appellent volontiers un instrument contondant ; j’ai vu l’homme sauvage, qui n’a jamais eu de domicile, qui dort avec le bétail, couche sur la litière des chevaux, s’embusque dans les fossés pour détrousser les maraîchers endormis et passe ses journées à flâner du côté d’Asnières ou de la Grand’Jatte, au long de la Seine, très capable d’y jeter un « pante » après l’avoir dépouillé, très capable de repêcher un baigneur qui se noie afin de toucher la prime de sauvetage. J’ai vu le Parisien âgé de seize à vingt ans, le voyou que l’on s’est plu à glorifier, apte aux besognes interlopes, dangereux entre tous, adroit, menteur, fanfaron, sans préjugé, sans scrupule, sachant ne reculer devant rien, ni devant le délit ni devant le crime, pour s’approprier de quoi se vautrer dans les plaisirs crapuleux qui lui sont chers. En revanche, combien ai-je vu d’ouvriers, de courtiers en librairie, d’employés, de commis de magasins, de domestiques brutalisés par la misère, par le chômage, par la malchance, qui viennent demander abri parce que la vie errante leur fait horreur, auxquels on tend la main, auxquels on s’intéresse et que l’on aidera à trouver une condition ou de l’ouvrage !

J’ai successivement causé avec trois pensionnaires qui représentent assez complètement le public de l’Hospitalité de nuit. L’un était un homme de cinquante-huit ans, qui, sur un visage ravagé et bouffi, conservait quelques traces de beauté, les cheveux grisonnans à peine, prétentieusement séparés sur le milieu de la tête, étaient plus longs qu’il ne convient ; l’œil avait de la langueur et la bouche souriait en découvrant des dents douteuses ; les mains étaient sales et portaient trois grosses bagues qui semblaient être en or. J’ai pris les papiers d’identité ; c’était une levée d’écrou de la maison de répression de Saint-Denis : vagabondage et mendicité. La note indiquait que l’homme y était resté sept mois et qu’il en était sorti la veille avec une « masse » de 39 francs. Je l’interrogeai : « Hier matin, vous aviez 39 francs ; combien vous reste-t-il ? — Pas un sou. — A quoi avez-vous dépensé votre argent ? — J’ai fait la noce. Dame ! vous comprenez, après sept mois de fèves et d’eau claire, c’est bien naturel » C’était si naturel que je ne me permis pas une observation. L’autre était presque un enfant ; dix-sept ans, le nez en l’air, la bouche large, l’œil éveillé, reniflant à chaque mot et se dandinant d’un pied sur l’autre, le type même du Parisien. Il avait un livret : garçon marchand de vin, étant resté trois ans dans la même maison. « Pourquoi as-tu quitté ton patron ? — Parce que c’est un