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Extérieurement cet immense pâté de grès rouge, avec son perron massif, ses colonnes corinthiennes, ses grilles dorées, ne diffère des maisons voisines, toutes d’un assez mauvais goût, que par les dimensions ; mais, à l’intérieur, sont entassés des trésors. On ne parle que du grand salon Louis XVI et du petit salon Louis XV authentiques, de la bibliothèque toute en tapisseries du temps de Henri II, de l’inévitable galerie de tableaux garnie par le marchand célèbre qui accapare les meilleures toiles de Bouguereau et de Gérôme, de Jacquet et de Knaus, de Van Marcke, de Pasini, de Madrazo et qui les revend sur la foi de la hausse de valeur attachée à certains noms. Le lit seul de Mrs Harvey, sur son estrade couronnée d’un dais de velours et de dentelle, vaut six mille dollars. Une quinzaine de serviteurs ont été empruntés à toutes les parties de l’Europe : le sommelier est Anglais ; Alphonse, le valet de pied monumental, moleste impunément ses camarades et quelque peu ses maîtres; une taille de grenadier, des traditions dignes de la vieille cour de France le lui permettent; les domestiques suisses ont l’avantage de parler toutes les langues et sont doublement estimés sous ce rapport, Mrs et miss Harvey tenant à faire parade de leurs connaissances philologiques. En épousant jadis la veuve élégante d’un homme à la mode, le prince marchand a su ce qu’il faisait; il a jeté les fondemens d’une grande famille. Son fils aîné, démesurément avantagé par lui, portera aux nues le nom de Harvey; tout le regret du vieux Rodman est de voir ce fils moins pratique et moins résolu que lui-même, s’amuser à des collections de bibelots. C’est là du temps perdu; lui, à quatorze ans, faisait déjà son apprentissage. Le second fils promet d’être un viveur ; on lui a imposé avec peine le frein d’une école militaire ; la petite Caliste, paresseuse et volontaire, s’étonne naïvement que les maîtres que l’on paie fort cher pour lui donner des leçons ne soient pas payés aussi pour faire ses devoirs et lui en épargner la peine; mais l’orgueil du prince marchand, sa digne fille, c’est la belle Angelica, svelte et superbe comme Diane elle-même, fiancée à un idiot bien élevé, sur lequel, par ambition pure, elle a jeté son dévolu. Austin Sprowle a été quelque temps secrétaire de légation à Paris; il appartient à la meilleure famille de toute l’Amérique, une famille relativement pauvre, car des gens qui ont derrière eux tant de générations oisives, dédaigneuses du commerce, ne peuvent rivaliser, cela va sans dire, avec les marchands ; mais, avant la révolution, l’un de ses aïeux a été gouverneur. Dans le monde élégant dont il fait partie, on lui donne, comme au représentant d’une dynastie, le nom d’Austin Sprowle VI. Cela suffit à décider Angelica, que sa mère a élevée dans le culte de « la famille, » c’est-à-dire de la naissance et du rang.