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exigeait qu’elle n’y prît point place : elle n’y fut pas reçue. Ces considérations morales, beaucoup plus que la question de la pension annuelle qu’elle ne pouvait payer, empêchèrent la supérieure de l’accueillir dans l’ouvroir de la cécité.

La déconvenue de la préfecture de police fut complète ; mais c’est une intelligente personne, elle comprit la valeur des objections qui neutralisaient une bienfaisance désireuse de s’exercer ; elle ne se découragea pas pour un échec. Elle commença par donner quelque argent à l’aveugle et consulta l’aumônier de Saint-Lazare que ses fonctions mettent naturellement en rapport avec les œuvres charitables ouvertes aux femmes malheureuses. Il n’hésita pas et conduisit Philippine B… à l’Hospitalité du travail. Là, elle serait une exception et ne pourrait, par conséquent, exercer aucune influence fâcheuse sur des compagnes d’infirmité. Pendant les trois mois qu’elle avait le droit d’y rester, on pourrait peut-être la faire rapatrier par les soins du ministère de l’intérieur, ou, invoquant les prescriptions de la loi du 24 vendémiaire an II, qui détermine le domicile de secours, obtenir que la ville d’Ajaccio la prît à sa charge. J’ignore si la supérieure se fit tant de raisonnemens, mais je sais qu’elle accepta Philippine. J’ai dit que, pendant trois mois, elle pouvait demeurer dans la petite maison d’Auteuil, je le répète d’après le règlement ; mais je connais les règlemens des institutions charitables, on ne les délibère, on ne les promulgue que pour avoir le plaisir de les violer : jamais charte constitutionnelle ne fut moins respectée. Trois mois ! il en faut sourire. Philippine B… est entrée à l’Hospitalité du travail, le 5 mars 1883 ; elle y est toujours, et, pendant longtemps encore sans doute, elle y promènera son ennui, ses illusions et sa cécité.

Elle n’est pas la seule qui prolongera son séjour au-delà du terme fixé ; « il y a des précédens, » comme l’on dit en bureaucratie. Le 6 mars dernier, une femme a quitté la maison après y être restée pendant quatorze mois. Ayant atteint la zone trouble qui flotte de la quarante-cinquième à la cinquantième année, défaillant, se relevant, portée à l’hôpital, en sortant, y retournant, sans équilibre, entre un passé qui s’efforçait de subsister encore et un état nouveau qui avait peine à saisir sa forme définitive, elle était incapable d’un service continu et exigeait tant de ménagemens que nul maître n’aurait eu la condescendance de la garder. La foi religieuse est faite de patience parce qu’elle ne désespère jamais. La pauvre femme en fit l’expérience à Auteuil. Lorsqu’elle tombait trop malade pour demeurer sans péril à la maison, elle était conduite à l’hôpital Beaujon ; dès qu’elle se sentait effleurée par la convalescence, elle retournait près des sœurs de l’Hospitalité. Cinq fois elle s’en alla, cinq fois elle rentra au bercail. Elle pleurait et perdait courage. La