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Il faut ajouter que Voltaire, novice dans le métier autant qu’impatient de s’y distinguer, et ne pouvant tenir, deux jours durant, la même conduite, s’y prenait avec un manque d’égards, de suite et de ménagemens qui auraient agacé les nerfs du tempérament diplomatique le plus calme. Ainsi, un jour, Fénelon lisait dans la Gazette de Bruxelles qu’un courrier d’ambassade français venait de traverser la ville à bride abattue ; n’ayant aucune mémoire d’avoir fait cet envoi, il alla sur-le-champ aux informations. « M. de Voltaire ne m’a pas dissimulé, écrit-il au ministre, que c’était lui qui avait fait partir, par cet exprès, une lettre pour vous, et il m’a même dit qu’il était en grande inquiétude sur le sort de ce courrier, dont il n’avait aucune nouvelle depuis son expédition. » Une autre fois, il arrivait chez l’ambassadeur, déployant une grande lettre du roi de Prusse, dont il ne lui laissait lire qu’une partie. Puis il empruntait le chiffre de la chancellerie pour rendre compte de cette pièce à Paris, dans une dépêche dont il ne donnait aussi à Fénelon qu’une communication incomplète. Une ignorance absolue eût paru moins désagréable à l’ambassadeur que des demi-confidences qui blessaient son amour-propre et engageaient à l’aveugle sa responsabilité.

Tout alla bien pourtant, ou du moins tolérablement, tant que Voltaire consentit à se renfermer dans son rôle d’agent d’observation et même, au besoin, d’agent provocateur ; mais, exalté par les premiers complimens qu’il reçut de Paris, il ne tarda pas à se lasser de ce métier en soi-même un peu louche et qui ne mettait pas suffisamment en lumière, à son gré, les talens dont il se croyait pourvu. Il avait beau écrire au ministre : « Il ne m’appartient pas d’avoir d’opinion. Je laisse le jugement à M. l’ambassadeur et à M. l’abbé de La Ville, dont les lumières sont trop supérieures à mes faibles conjectures. Je n’ai ici d’autre avantage que celui de mettre les partis différens et les ministres étrangers à portée de me parler librement. Je me borne et me bornerai toujours à vous rendre un compte simple et fidèle ;.. » ce rôle d’auditeur et de rapporteur ne lui suffisait pas, il aspirait à exercer lui-même une action qui pût constater son influence par quelque résultat de nature à lui faire honneur. Ce fut sur le jeune Podewils d’abord qu’il essaya ou se vanta d’exercer son empire. Dans les mouvemens militaires qui se préparaient, quelques officiers hollandais avaient eu le tort d’emprunter, pour le passage de leurs troupes, une lisière des provinces prussiennes limitrophes des Pays-Bas ; Podewils ayant dû rendre compte de cette irrégularité, Frédéric, qui n’entendait pas raillerie sur le moindre de ses droits, envoya sur-le-champ à son ministre l’ordre de demander réparation. Voltaire vit dans cette démarche