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Noailles, du reste, ne put pas longtemps se faire auprès de l’empereur un mérite de l’avoir vengé ; car, dès le mois de juillet, il était obligé lui-même de lui annoncer qu’il devait donner à ses troupes l’ordre d’un nouveau mouvement de retraite et les ramener au-delà du Rhin pour défendre les frontières françaises menacées. C’était le prince Charles qui, ne trouvant plus rien devant lui en Bavière, s’avançait à grandes marches vers l’Alsace. Force était bien d’aller lui tenir tête et de joindre cette fois pour un effort commun et concerté les deux seules armées qui fussent conservées à la France, celle qui venait d’être engagée à Dettingue et celle que Broglie avait ramenée de Bavière. D’ailleurs, une fois que l’empereur posait les armes et se renfermait dans la neutralité, les Français, qui n’avaient jamais été que ses auxiliaires, n’avaient plus de prétexte pour rester en Allemagne. Quelque légitime et même nécessaire que fût cette retraite et quelques ménagemens que Noailles mît à l’apprendre à l’empereur, le malheureux prince, en se voyant cette fois tout à fait délaissé, eut un nouvel accès de désespoir. « Je suis extrêmement sensible, écrivait-il à Noailles, dans une lettre tout entière de sa propre main, de ce que le roi est touché de la situation où je me trouve, et réponds sur ceci, à peu près ce que la connétable aimée et estimée de Louis XIV (Marie Mancini) a répondu à ce prince lorsqu’elle se vit abandonnée : « Vous êtes roi, vous m’aimez et je pars, » disait-elle. Je dirai à mon tour : « Vous êtes roi, vous êtes touché de mon sort, vous êtes le roi le plus puissant de mes alliés et vous m’abandonnez, et je perds par cet abandon tout ce que je puis perdre… Ma situation est la plus affreuse que jamais on aura vue dans l’histoire…Malgré tout, ajoutait-il pourtant en terminant, le roi peut être assuré que mon cœur ne changera jamais de sentimens et que les mouvemens de la proximité du sang, aussi bien que de l’amitié, ne seront jamais étouffés… Vous pouvez, si vous le voulez, présenter ceci au roi pourvu que personne d’autre ne le voie[1]. » — Si le roi vit la lettre, je ne sais ce qu’il en pensa, peut-être tout simplement que, de quelque façon qu’on se délivrât d’un allié qui coûtait si cher, le bénéfice surpasserait encore la perte.

Presque le même jour où la désolation était ainsi portée à son comble à Francfort, on triomphait à Vienne. C’est à Lintz que Marie-Thérèse, venue pour surveiller de près elle-même les opérations de son beau-frère Charles en Bavière, avait appris la journée de Dettingue. Elle se hâta d’en faire compliment, par des billets de sa propre main, au roi George, dans son camp, et à son adorateur Robinson, dans son ambassade. Puis elle s’embarqua pour

  1. L’empereur au maréchal de Noailles, 24 juillet 1743. (Correspondance d’Allemagne. Ministère des affaires étrangères.)