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panthéisme, on ne peut pas dire que Dieu lui-même n’existerait pas sans le monde : or c’était là ce qu’avait dit Cousin : « Un Dieu sans monde est aussi incompréhensible qu’un monde sans Dieu. » Et ailleurs : « Si Dieu n’est pas tout, il n’est rien. » Cousin était plus heureux lorsqu’il soutenait que sa doctrine morale et politique sur la personnalité humaine était exclusive du panthéisme. « Si le moi est une force libre, comment serait-il une modification de l’absolu ? » C’était mettre le doigt sur le point vif de la question. Comment concilier avec le panthéisme de Schelling et de Hegel la doctrine kantienne de la valeur absolue de la personne humaine ? Cette difficulté est telle que certaines écoles, pour sauver la liberté humaine, se croient obligées d’écarter non-seulement le panthéisme, mais le théisme même. Sans aller jusque-là, peut-on cependant reconnaître la personnalité humaine sans reconnaître par là une limite à l’identification des deux forces, c’est-à-dire au panthéisme ? Restait la doctrine de la création nécessaire, que Victor Cousin, toujours dans cette même préface, essayait d’expliquer dans un sens non panthéistique. En parlant de création nécessaire, il aurait simplement voulu dire que Dieu agit conformément à son essence. Or Dieu étant toujours en acte, et cela même étant son essence, il est essentiellement créateur. Une puissance essentiellement créatrice n’a pas pu ne pas créer, de même qu’une puissance essentiellement intelligente ne peut pas ne pas penser. Cette explication ne levait pas beaucoup la difficulté ; car entre une création nécessaire et une création essentielle il n’y a pas grande différence.

En résumé, jusqu’en 1838, les explications proposées étaient plutôt des réserves et des atténuations que des rétractations véritables du fond de la doctrine. Il faut arriver jusqu’en 1842 pour saisir le point précis de la transformation philosophique que nous avons indiquée. Seraient-ce les deux écrits théologiques que nous avons signalés plus haut, celui de l’abbé Maret, ou celui de l’abbé Giobert, (1840), qui auraient décidé la crise de réaction qui commence à cette époque ? Est-ce la campagne ouverte alors par le clergé contre l’unirversité qui a déterminé cette volte-face décisive ? Cela est possible et même probable. Suivons cependant les phases de cette nouvelle évolution. C’est en 1842, disons-nous, dans la première préface de son Rapport sur les Pensées de Pascal, que Cousin sacrifie décidément le panthéisme de Hegel au théisme de Descartes et de Leibniz. Dans cette préface, il s’explique encore une fois sur le panthéisme et sur la création nécessaire. Sur le premier point, il dit que, dans tous les passages où il avait paru confondre Dieu avec le monde, il avait voulu dire simplement que Dieu n’est pas absent du monde, qu’il s’y est manifesté, qu’il y est d’une manière obscure dans la nature, d’une manière plus claire et plus distincte dans