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n’avait pas de temps à perdre pour remplir celle qui lui était confiée, car l’armée de Maillebois opérait rapidement son mouvement de retraite vers le midi, et le chemin à suivre pour la rejoindre, déjà très hasardeux et très difficile, pouvait être d’un moment à l’autre complètement intercepté. Il partit donc le 1er novembre avec une forte escorte, laissant Belle-Isle investi de ce commandement unique et suprême, si regretté, si désiré, et qu’une dérision du sort lui rendait dans des circonstances si différentes de ses prévisions et de ses espérances. Il ne restait plus qu’à s’en montrer digne : « C’est pourquoi, écrivait-il au cardinal lui-même, je ferai tout ce qui est humainement possible et au-delà. »

Dès le lendemain, se soulevant de sa couche de douleur, le nouveau général en chef était à l’œuvre. Le plus pressé et le plus difficile, c’était de relever les courages, cette fois tout à fait abattus, et d’arrêter ce relâchement de la discipline qui est la suite ordinaire des revers prolongés. Le mal était grand, car jusque dans l’état-major le plus élevé c’était une débandade et un désarroi général. « Le découragement, écrivait Belle-Isle le 6 novembre, s’est emparé du cœur et de l’esprit de chaque officier ; j’apprends journellement avec la plus vive douleur que, non contens de tenir les propos les plus criminels devant les troupes, ils n’exécutent aucun ordre, ce, à la honte de la nation, ils sont les premiers à prendre et à piller tout ce qu’ils trouvent… Ce mal intime et domestique est de tout point bien plus fâcheux que les autres[1]. »

Pour rétablir l’ordre, il fallait faire renaître la confiance. Mais comment l’inspirer sans la partager et en dissimulant le but unique, et celui-là même presque désespéré, que pouvait se proposer un nouvel effort ? Belle-Isle y réussit dans une harangue adressée aux officiers généraux et aux commandans de corps et où beaucoup d’art pour relever les espérances, en donnant le change sur ses intentions véritables, était caché sous un ton de bonhomie. « Messieurs, leur dit-il, notre honneur et nos vies sont intéressés au rétablissement de l’ordre dans nos troupes ; nous devons redoubler de force et de courage dans cette occasion, où il faut nous suffire à nous-mêmes. Nous ne pouvons pas nous dissimuler qu’entourés d’ennemis ils ne fassent tous leurs efforts pour nous détruire. Aussi ce n’est que par notre union que nous pourrons éviter une malheureuse destinée : j’entends par union non pas celle qui doit être parmi les officiers généraux, mais celle des officiers entre eux avec leurs soldats pour que tous concourent au bien. Nous avons deux objets principaux qui dépendent de ce qui se passera sur le Danube.

  1. Belle-Isle à Breteuil, 6 novembre 1742. (Correspondance de Belle-Isle avec divers. Ministère des affaires étrangères.)