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une arme à feu idéale, avec une trajectoire parfaitement droite et sans aucune dérivation, mais qui ne tirerait qu’un coup tous les quarts d’heure, ne pourrait tenir contre des arcs et des frondes. » Ainsi s’exprime Rustow dans son Traité de tactique générale, et on ne manque jamais de citer son opinion sous cette forme quelque peu paradoxale, mais saisissante, lorsqu’on parle de la rapidité du tir. Rien n’indique mieux en effet l’impuissance d’une lenteur exagérée. L’histoire en donne, du reste, des preuves qui valent tous les raisonnemens du monde. Bien des fois l’infériorité a été aux armes qui avaient les qualités balistiques les plus grandes, uniquement parce qu’il leur manquait la vitesse. L’arbalète, qui était beaucoup plus précise que l’arc, et qui donnait à la flèche une force de pénétration plus grande, n’en lançait qu’une rians le temps qu’on en tirait quatre avec l’arc, et c’est à cette circonstance qu’on attribue la défaite des arbalétriers génois par les archers anglais à la bataille de Crécy.

De son côté, le mousquet eut, à l’origine, quelque peine à détrôner l’arc et l’arbalète, malgré l’effet moral considérable produit par sa détonation. Mais, en une minute, pendant qu’un archer lançait une dizaine de flèches avec un engin très portatif et très maniable, c’est à peine si le mousquetaire arrivait à riposter par une balle. Et il faut ajouter le temps nécessaire pour l’installation de l’arme, qui était lourde et difficile à transporter. Si bien que, lorsqu’un mousquet, dans un jour de bataille, avait servi dix fois, c’étaient des cris d’admiration et un émerveillement que nous avons quelque peine à nous expliquer. On citait comme très habiles, à l’époque de la guerre de Trente ans, des soldats qui avaient fait feu sept fois en huit heures de combat. L’arquebusier, qui tirait son arme à bras francs, ne portait sur lui que trente balles. Le mousquetaire, encore plus lent, puisqu’il avait à tenir son mousquet appuyé sur une fourchette, n’avait que douze ou quinze charges. La poudre était renfermée dans de petits cylindres en fer-blanc ou en bois, recouverts de cuir, fermés par un bouchon, et suspendus par étages à la bandoulière à l’aide de lanières assez longues pour que le soldat pût approcher le cylindre de sa bouche et arracher le bouchon avec ses dents. Les balles étaient dans une bourse en cuir, où se trouvait également un morceau de mèche.

On comprend combien un tel équipement devait être gênant : aussi les mousquetaires, pour tirer plus rapidement, avaient-ils pris l’habitude de vider leurs charges dans leurs poches de pourpoint et de mettre les balles dans leur bouche, d’où ils les crachaient, — il n’y a pas d’autre mot, — dans le canon du mousquet, au fur et à mesure des besoins. C’est de cette habitude qu’était venue une expression dont on s’est servi longtemps en parlant