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la plus intrépide menteuse que j’aie connue. Je n’ai jamais vu son esprit en défaut sur les expédiens ; vous l’auriez crue timide, et il n’y avait point d’âme plus ferme, plus résolue, point de tête qui se démontât moins ; personne qui se souciât moins d’avoir fait une faute, personne en même temps qui se souciât plus de la couvrir ou de l’excuser, personne qui en craignît moins le reproche quand elle ne pouvait l’éviter ; et alors, vous parliez à une coupable si tranquille que sa faute ne vous paraissait plus rien. » A-t-on jamais mieux montré le rapport ou la correspondance entre les traits du visage et la physionomie morale ? a-t-on jamais mieux fait voir l’espèce de possession que nos habitudes prennent de notre figure ? a-t-on jamais mis enfin, si vous avez égard au temps, plus de psychologie dans le roman, plus fine et plus subtile, mais aussi plus de nouveauté ? car il faut se souvenir qu’en 1734, en l’année même où paraissait Marianne, les critiques nous sont garans que Clélie, que Polexandre, que le Pharamond même de ce Gascon de La Calprenède continuaient d’être comptés au nombre de nos meilleurs romans.

Mais où cette richesse et cette finesse en même temps de l’observation morale se déploient tout entières, c’est naturellement dans la peinture des passions de l’amour. Il faut faire encore honneur à Marivaux d’avoir introduit le premier dans le roman moderne l’analyse de l’amour. Assurément, dans nos plus anciens poèmes d’aventures comme plus récemment dans les romans des Gomberville, des La Calprenède et des Scudéri, l’amour avait joué son rôle, et ce rôle était même capital. Cependant, bien qu’il y fût le principal ressort des événemens et l’ouvrier plus ou moins caché de toutes les grandes catastrophes, c’étaient peut-être, à vrai dire, ces catastrophes et ces événemens eux-mêmes qui demeuraient la matière essentielle du roman et qui en faisaient le plus vif intérêt. Le seul auteur de l’Astrée avait essayé de discerner des nuances dans l’amour[1] ; pour tous les autres, l’amour était une passion que son nom seul définissait assez. Aimer, c’était aimer ; l’on n’y cherchait guère d’autres raffinemens ; et la plus diverse de toutes les passions était ainsi traitée comme la plus semblable à elle-même. Jusque dans les romans de femmes, et peut-être à aucune époque ne s’en publia-t-il plus qu’alors, — dans les romans de Mlle de Villedieu, de Mlle de La Force, de Mme d’Aulnoy, de Mlle Bernard, de Mme de Gomez, de Mlle Durand, — la peinture de l’amour, ardente quelquefois et quelquefois licencieuse, n’a cependant rien que de toujours général

  1. Voyez, dans la Revue du 15 mai 1874, les pages éloquentes que M. Émile Montégut a consacrées à l’Astrée.