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font vraiment la partie trop belle. Dans le roman, comme au théâtre, inventer, c’est faire de la psychologie ; rien de plus, mais rien de moins. Quelque passion, condition ou situation que l’on se propose d’étudier, inventer, c’est trouver en même temps que les traits qui caractérisent uniquement cette situation, condition ou passion, les raisons qui peuvent nous intéresser au dénoûment de l’une, au développement de l’autre, à l’étude de la troisième. Nous en avons tout à l’heure assez dit sur ce point en essayant de dire ce qui manquait, selon nous, au principal héros de Mon Frère Yves. Ce que je voulais seulement indiquer à l’auteur, c’est que, d’ordinaire, tout effort que l’on fait pour mieux ordonner, selon les lois d’une simplicité plus savante, la composition du livre, sert d’autant à la découverte psychologique et, par conséquent, à la véritable invention. L’aphorisme célèbre a plus de portée que l’on ne croit : « On l’a dit avant vous. — Qu’importe? si je le dis dans un ordre nouveau. » Et je ne sais s’il n’est pas plus vrai de la littérature d’imagination que de toute autre.

Toutes ces critiques et toutes ces restrictions ne nous empêcheront pas, en terminant, de louer dans Mon Frère Yves une œuvre des plus remarquables. Ou plutôt, pourquoi ne dirions-nous pas que nous y aurions assurément relevé moins de défauts si nous y avions vu moins de qualités? Beaucoup d’œuvres estimées, et d’ailleurs estimables, n’ont cependant pas assez de qualités, ni surtout des qualités assez fortes, assez solides, assez résistantes pour supporter une franche critique d’elles-mêmes. Ce qu’elles ont de charme très réel mais subtil, s’évanouirait au milieu des réserves qu’il faudrait apporter aux éloges. Il se pourrait bien que ce fût, pour en prendre un exemple sans quitter notre auteur, le cas du Mariage de Loti. Si l’on voulait dire ce que l’on en aime, il y faudrait signaler tant de choses que l’on n’en aime pas que l’œuvre risquerait d’y fondre, et que le lecteur se demanderait peut-être ce que nous croyons aimer dans une œuvre que, tout en l’aimant, nous maltraiterions si fort. Mais pour Mon Frère Yves, quand nous trouverions encore plus à redire, on a vu, je crois, la place qui restait à l’éloge. C’est qu’une œuvre originale n’est pas du tout, comme on se le représente quelquefois, une œuvre où l’on puisse écrire au bas de chaque page: « Beau! admirable! sublime! » c’est tout simplement une œuvre derrière laquelle, quand on a dit tout ce que l’on en voulait dire, il faut avouer qu’il y a quelqu’un, et il faut l’avouer de Mon Frère Yves, et on n’a pas occasion de l’avouer tous les jours.


F. BRUNETIERE.