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personne ne refusa. White marchait en tête du cortège, redevenu silencieux. La porte, dont jamais jusque-là les verrous ni les chaînes n’étaient tombés, se trouva grande ouverte. Le petit White s’arrêta, la populace domptée derrière lui. Quelque chose remuait sous la véranda. En chuchotant avec un mélange de crainte et de curiosité, on se pencha pour voir, et voilà ce qu’on vit.

Le muet africain se dirigeait lentement de la véranda vers la porte, conduisant par une corde, passée dans les naseaux de l’animal, un petit taureau attelé à une charrette rustique. Sur cette charrette, sous un drap noir, se dessinait la forme d’une longue boîte.

— Chapeaux bas, messieurs ! dit le petit White, vous êtes devant la dépouille mortelle de Jean-Marie Roquelin, un homme meilleur, malgré ses fautes, oui, meilleur, plus dévoué à ceux de son sang, plus oublieux de lui-même, dans sa bonté, que vous tous réunis ne saurez jamais l’être.

Le silence continua, tandis que le funèbre véhicule passait la porte en grinçant, puis, quand il tourna du côté de la forêt, les premiers rangs de la foule tressaillirent. Il y eut un brusque mouvement de retraite, après quoi tous regardèrent du même côté, car derrière la bière, les yeux baissés et péniblement, se traînaient les débris vivans, le peu qui restait du petit Jacques Roquelin, le frère cadet si longtemps, si pieusement cache à tous les regards, un lépreux, blanc comme neige !

Glacés d’horreur, les assistans regardaient marcher cette mort plus sinistre que l’autre mille fois. Ils virent avec une silencieuse épouvante le lent cortège descendre la route étroite et longue, jusqu’à ce que, bien loin, il s’arrêtât au point de bifurcation d’un sentier sauvage que personne ne fréquentait et qui conduisait à travers les broussailles vers les derrières de l’ancienne ville.

Quelqu’un dit alors : — Ils vont à la Terre aux lépreux. — Les autres restaient pétrifiés.

Liberté fut rendue au petit taureau ; le muet, avec la vigueur d’un gorille, chargea le lourd cercueil sur son épaule. Un instant encore, il resta en vue, tous les deux côte à côte avec le lépreux, ajustant son fardeau ; puis, sans tourner la tête vers le monde inhumain qui les chassait, faisant face au long plateau qui sort des profondeurs du marais et que l’on connaît sous le nom de Terre aux lépreux, ils s’enfoncèrent dans la jungle, disparurent, et on ne les revit plus.


GEORGE CABLE.


Traduction par Th. BENTZON.