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autorité personnelle lui permettait de la considérer comme définitivement établie, quand éclata la contradiction la plus inattendue. Un de ses élèves, un jeune homme de dix-huit ans, qui, pendant trois années avait suivi ses leçons, le renia ouvertement dans une circonstance solennelle et rompit avec les doctrines de l’école. Dans une lecture publique, peut-être à un de ces concours que Ptolémée Philadelphe avait institués en l’honneur d’Apollon et des Muses, Apollonius fit connaître des morceaux d’une composition de longue haleine, d’un poème épique à grandes ambitions, avec une action, des caractères, des passions, enfin qui prétendait, par certains côtés, remonter jusqu’à la source homérique. Ce fut un grand scandale, et une pareille témérité reçut aussitôt sa punition. Un tel concert de critiques assaillit Apollonius, que le séjour de sa ville natale lui devint insupportable. Il prit le parti de se réfugier à Rhodes, qui fut pour lui une seconde patrie et le garda pendant presque toute sa carrière.

Un fait de cette nature nous prouve la violence des passions qui animaient ce monde factice des lettrés d’Alexandrie. L’activité y était immense, l’ardeur infinie, la vanité implacable : on sait que, dans les lettres et dans les arts, elle est souvent en raison inverse de l’originalité. La passion, qui ne se porte pas sur l’effort de la composition, qui ne se confond pas avec les œuvres et ne prend pas par là un caractère plus impersonnel et plus pur, s’attache d’autant plus aux prétentions de l’écrivain ou du critique. Doit-on se figurer la lecture d’Apollonius comme une scène tumultueuse ? Ou bien, dans la dignité d’une fête royale ou d’une séance académique du Musée, le jeune poète fut-il accueilli par le silence improbateur de ses juges ? Nous l’ignorons. Ce qui paraît certain, c’est que sa tentative fut le signal d’un redoublement de cabales et d’un déchaînement de haines, surtout entre lui et Callimaque, l’auteur principal de sa disgrâce. Et, malgré la distance qui séparait les deux adversaires, la guerre se continua longtemps, au moins jusqu’à la mort de celui qui, après le premier combat, était resté maître du champ de bataille.

C’était entre eux un échange d’épigrammes âpres et insultantes. « Callimaque, une balayure, une vétille, un sec morceau de bois. La cause de ce jugement, c’est Callimaque, l’auteur des Causes. » À ces injures d’Apollonius, son ancien maître répondait sans doute sur le même ton[1]. Il alla jusqu’à composer, non pas seulement

  1. M. Couat voudrait voir une de ces réponses dans une épigramme qu’il interprète ingénieusement. Nous croyons que, pour les derniers vers, il fait violence au texte et détourne dans un sens littéraire une pièce qui est simplement érotique comme ses voisines dans le recueil.