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conditions de la sensibilité et celles de l’intelligence proprement dite. Nous pouvons sentir confusément, par exemple un malaise, — mais nous ne pouvons, au sens vrai du mot, penser que plus ou moins distinctement, par exemple, distinguer ce malaise d’un état de bien-être antérieur : penser, c’est toujours distinguer en même temps qu’unir. Il y a donc, en quelque sorte, une conscience purement sensible, qui peut être confuse, et une conscience intellectuelle, qui est nécessairement comparative, différenciée et contrastée. Au sortir d’une syncope, on n’éprouve guère que le sentiment général et confus de l’existence, sans distinction du moi et des autres objets, sans distinction de telle pensée, de telle sensation, de telle modification particulière. La sensibilité générale et continue, ou oœnesthésie, comme l’appellent les physiologistes, est le retentissement continu de la vie et de l’organisme; sur cette basse profonde et monotone viennent se superposer des sons formant des harmonies diverses et relevées : c’est seulement avec ces harmonies que commence l’intelligence.

L’école anglaise, depuis Hobbes jusqu’à MM. Bain et Spencer, a eu le tort de prendre la conscience confuse pour une absence totale de conscience. Elle a cru que, là où il n’y a pas de distinctions tranchées, de différences et de contrastes, toute conscience disparaît. C’est là réserver arbitrairement le nom de conscience à ce que Leibnitz appelait « l’aperception » distincte et même séparée d’une chose : on dit en effet qu’on « aperçoit » une chose quand on la voit à part sous une forme tranchée et discontinue qui la met en contraste avec tout le reste. C’est ce qui fait dire à MM. Bain et Spencer que la conscience saisit seulement les contrastes, les différences dans le temps et dans l’espace. Déjà Hobbes avait écrit: « Sentir toujours la même chose revient à ne pas sentir. » Mais si, par hypothèse, un être depuis sa naissance jusqu’à sa mort éprouvait une douleur continue, comme celle d’une pression et d’un écrasement, une brûlure uniforme et monotone, une chaleur toujours la même telle qu’une céphalalgie continue, à qui persuadera-t-on qu’il ne sentirait rien, et que la brûlure reviendrait à la même chose qu’une absence de sentiment ? Nous l’accordons, un tel être ne distinguerait pas, ne percevrait pas son état; il ne pourrait le connaître ; il ne, saurait jamais ce qu’il éprouve, mais il ne l’éprouverait pas moins. Il n’y a pas besoin de comparer la fièvre ou la céphalalgie à autre chose pour la sentir. L’erreur de l’école anglaise vient de ce qu’elle a étudié exclusivement la conscience intellectuelle, dont elle a fait le type de toute conscience; en réalité, c’est seulement une forme ultime de la conscience dans laquelle les élémens primitifs, plaisirs et douleurs, se sont raffinés, subtilisés, neutralisés