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pas oublier par quels désastres et par quelles pertes de territoire a commencé le règne de l’empereur François-Joseph; un grand nombre de lieues carrées ont été détachées alors des domaines du Habsbourg. Eh bien! l’ambition constante, le rêve passionné du parti militaire et de la cour est que le règne de l’empereur François-Joseph ne s’achève pas sans que ces domaines se soient accrus d’autant de lieues carrées qu’on leur en a arraché au début. Peu importe d’ailleurs où se trouveront les lieues carrées ! que les rochers stériles, que les montagnes de l’Herzégovine et de la Bosnie remplacent les riches campagnes de la Lombardie, on y est résigné d’avance, pourvu qu’au terme du règne, l’héritage que François-Joseph léguera à son successeur soit de même étendue matérielle, sinon de même valeur, que celui qu’il avait reçu lui-même des mains de son prédécesseur.

Il a fallu sans nul doute la fascination qu’exerce sur le parti militaire et de la cour la politique des lieues carrées, pour que l’Autriche se laissât entraîner à suivre une conduite dont le résultat immédiat était de lui faire perdre de plus en plus son caractère de puissance germanique, de la saturer d’élémens slaves, de la rejeter irrémédiablement vers l’est, et dont le résultat moins prochain, mais fatal, était de la mettre aux prises avec la Russie dans une série de conflits qui ne pourront se dénouer que par la guerre. Prise du vertige des conquêtes à tout prix, des acquisitions quelconques, elle a donné le signal de la conflagration de l’Orient. C’est à la suite des voyages de l’empereur François-Joseph dans les provinces slaves de son empire que l’insurrection d’Herzégovine et de Bosnie a commencé, et, pour bien marquer cette origine autrichienne d’un mouvement qui allait bouleverser tout l’Orient, c’est le comte Andrassy qui, le premier, dans un mémorandum fameux, a posé à la Turquie l’ultimatum que la Russie devait reprendre à son compte et porter jusqu’à Constantinople à la pointe de son épée. Ainsi M. de Bismarck faisait en quelque sorte coup double. Sous le couvert de l’alliance des trois empires pour le maintien de la paix, il éloignait à la fois l’Autriche et la Russie de l’Allemagne; il décidait l’une à oublier la place qu’elle avait tenue avant Sadowa a dans la Confédération germanique, l’autre le rôle qu’elle avait joué en Occident ; il leur faisait abandonner à toutes deux leur politique traditionnelle dans le monde germanique pour les réduire, qui sait pour combien d’années? à se disputer le monde slave. En même temps, il détruisait le fantôme de l’alliance franco-russe, un des cauchemars de l’Allemagne, car il était bien clair que la Russie sortirait trop affaiblie de la guerre d’Orient pour pouvoir nous offrir son concours politique et militaire, et il écartait tout danger d’alliance austro-russe, puisque l’Autriche allait se trouver liée à tout jamais à l’empire