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campemens qui seront des villes, des règlemens nouveaux paralysés par les vieilles mœurs, quelles pionniers luttant contre des forces brutales ; la civilisation implantée avec les procédés de la barbarie, arrosée de sang, imposée par la terreur, comme on imposait la fraternité en 1793 ; les barbes et les coiffures changées plus que les esprits et les cœurs ; en somme, un monstre informe, essayant gauchement ses membres à des postures mal apprises, ridicule et malheureux. Durant le règne de Catherine, la parodie de l’Occident devient une imitation habile, les idées nouvelles pénètrent et s’enracinent dans un terrain mieux préparé. Sans doute, le bas peuple n’a guère varié ; il n’est pas sensiblement différent du peuple de Pierre et d’Alexis ; mais la cour, les hautes classes, les corps d’officiers et de magistrats sont policés, mûrs pour recevoir et appliquer des lois réformatrices. Les courtisans et les philosophes de Versailles peuvent venir à Tsarskoé-Sélo ; au lieu des compagnons ivres et querelleurs de Pierre Ier, des matrones arrachées au térem et dansant par ukase, ils y trouvent une cour presque aussi délicate que celle d’où ils sortent, une émulation de bel esprit et de philosophie, des législateurs qui ne jurent que par Montesquieu et Beccaria, des poètes qui valent bien Crébillon ou Parny, des capitaines qui ont fait leurs classes sous Frédéric et Maurice de Saxe ; ils y trouvent même des femmes aussi galantes, des financiers aussi fastueux, des libertins aussi athées que dans la plus honnête société de Paris. En province, les rouages de l’administration fonctionnent sans trop de peine, les dotations des services publics sont assurées, la justice est accessible, le commerce protégé : des villes florissantes sortent de la steppe dans tout le Midi, des ports sortent de la mer ; les colons étrangers et les flottes marchandes y affluent. Les états assemblés à Moscou durant deux années ont posé les bases du code russe ; quelques voix se sont fait entendre en faveur de l’émancipation des serfs. Et cette fois, la transformation s’opère sans secousse ni violences, par des moyens humains, par le concours de tous. Le règne de Catherine fut un règne de tolérance et de douceur relatives ; son pouvoir parut infiniment léger à un peuple habitué au pesant despotisme des vieux tsars. Pouvoir assez absolu néanmoins pour que ses sujets fissent remonter jusqu’à elle le mérite de toutes les réformes, l’esprit de justice et de sagesse ; aux extrémités de l’empire, on sentait l’impulsion de sa volonté, on recevait la clarté de ses vues ; ceux qui l’approchaient de plus près admiraient son inébranlable fermeté, sa capacité de travail, la sûreté de ses choix, sa bonne grâce à reconnaître ses erreurs, sa magnanimité envers qui l’avait offensée, sa gratitude envers qui l’avait servie. Dans des circonstances critiques, elle avait seule relevé et soutenu ses généraux,