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regardant vers des régions lumineuses qu’on lui avait fait apercevoir au-delà du tombeau.

Pour les intelligences naturellement disposées aux larges conceptions, un fait simple suffit parfois à ouvrir le domaine de l’inconnu : Une pomme tombant d’un arbre révéla, dit-on, à Newton, les lois de la gravitation ; dans le monde moral et pour les cœurs fervens, les phénomènes se produisent de la même manière. Les soins prodigués à une lépreuse perverse et résistante furent pour Mme Garnier le point de départ d’une création dont la grandeur est pour surprendre. Ce qui s’agita en elle, on peut le deviner. — Quoi ! dans nos villes, à côté du luxe qui s’affiche, de la débauche qui s’étale, il y a des misères pareilles, des maux sans merci, des décompositions anticipées, des souffrances sans nom et des êtres que nul espoir ne soutient ! Ces malheureux ne peuvent être admis dans les hôpitaux ordinaires, parce qu’ils sont incurables ; les hospices réservés aux incurables refusent de les recevoir parce qu’il n’y a pas de place ; faut-il donc les laisser périr au milieu de leurs sanies, sans secours, sans une bonne parole promettant les compensations futures, sans un verre d’eau pour étancher leur soif, comme des loups blessés crevant au fond des bois ? Non, il faut les rechercher, les recueillir ; panser leurs plaies, apaiser le tumulte de leur âme, laver leur corps et nettoyer leur esprit. Les femmes seules sont capables de ces dévoûmens prolongés qui ne reculent ni devant la fatigue, ni devant le dégoût, ni devant l’ingratitude ; et parmi les femmes, celles qui gardent au cœur le deuil permanent da veuvage, qui se sont données à Dieu pour être non pas consolées, mais rassérénées, qui ont demandé à l’amour divin de calmer les douleurs de l’amour terrestre, les veuves, en un mot, convaincues des vérités supérieures et chauffées par la foi, sont plus que toutes autres aptes au grand labeur de la charité. — Donc, on adoptera les femmes incurables et on les confiera aux soins des femmes veuves. C’est là le principe de l’œuvre ; en n’en a pas dévié.

Forte de son projet et résolue à le réaliser, Mme Garnier se mit en chasse ; l’expression n’a rien d’excessif : elle pénétra dans les Brotteaux et fouilla la Guillotière, où ne manquent ni la misère, ni la maladie. Elle y trouva une jeune fille, retirée de la fournaise d’un incendie, vivante encore, défigurée, excoriée, sanguinolente. Elle loua une chambre et y installa Marie « la Brûlée, » dont elle devint la mère et se constitua la sœur gardienne ; auprès de cette malade, elle put bientôt conduire deux cancérées. Que l’on se rappelle la chambre de Jeanne Jugan, où Marie Jamet et Virginie Trédaniel apportaient les vieilles infirmes de Saint-Servan ! A Lyon aussi, l’œuvre va naître sous l’inspiration d’une pauvre femme qui