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Par malheur, nous sommes déjà loin de ces ministres d’hier, ou plutôt nous sommes trop près de ceux d’aujourd’hui. Ces hommes généreux, naïfs et faibles n’occupent plus la scène politique ; et cependant ils ne sont pas assez reculés de nous encore pour que ceux qui sont devant nos yeux ne nous empêchent pas de les voir. Si l’on produit un ministre sur le théâtre, nous supposons que ce ministre est celui du jour. Peut-il nous intéresser ? Prévost-Paradol, dans la France nouvelle, rapporte, sur le témoignage de « personnes éclairées qui avaient vu sans intérêt personnel et sans passion le passage du gouvernement de la restauration au gouvernement de juillet, » qu’une sorte de changement subit s’était opéré alors dans l’état moral et social de la France : « Les institutions, dit-il, avaient peu changé, les fonctions et le nom des fonctions étaient restées les mêmes ; il y avait toujours un roi, des magistrats, des pairs, des députés ; mais on sentait, sans qu’on eût besoin de le dire, que ces divers noms ne recouvraient plus exactement les mêmes choses, comme si le rang et la dignité de tous s’étaient trouvés abaissés d’un degré par un mouvement d’ensemble. » Depuis 1830, — mais je ne veux pas remonter jusque-là ni rechercher quels changemens se sont opérés dans l’opinion des Français sur leurs hommes d’état à chaque passage d’un gouvernement à un autre, — depuis dix ans seulement, ou depuis sept ans, ou depuis un an, de combien de degrés la dignité d’homme public ne, s’est-elle pas abaissée ? Il y a encore des ministres, il y en a quelquefois, il y en a quelques-uns ; mais qui prétendrait que ce nom recouvre la même chose que naguère ? Nous en sommes là qu’un ministre de l’intérieur, président du conseil, ne nous paraît pas un héros digne du théâtre, sinon d’un théâtre de farce. En effet, comment le prendre au sérieux ? comment partager tout de bon ses joies et ses douleurs ? comment croire à sa vertu, ou seulement à ses illusions ? Sommes-nous au Palais-Royal ? Est-ce M. Geoffroy qui se croit ministre, comme il s’est cru préfet dans le Panache ? À la bonne heure ! nous pourrons rire des malices de l’auteur, du badinage où s’égaie sa bonhomie spirituelle. Mais si nous sommes au Gymnase, si l’homme qu’on nous présente n’a pas une perruque ridicule, un gilet comique, une redingote burlesque, comment nous réjouir avec lui de ce qu’il est nommé ministre de l’intérieur ? Comment croire qu’il s’en réjouit lui-même ? Ou, s’il s’en réjouit, oh ! alors, il faut nous montrer un autre envers d’âme ; il faut nous servir un ragoût de comédie autrement amer, une satire dialoguée qui toucha au pamphlet ; il faut nous rendre, sinon Rabagas, du moins, les Effrontés. Entre les Effrontés ou Rabagas et le Panache ou les Convictions de papa, il n’y a pas de place aujourd’hui pour une comédie sérieuse et tempérée, parce que d’autres personnages, autrement odieux et grotesques, nous en cacheraient, le héros ; un tel ouvrage, à présent, paraîtrait insignifiant et fade ; nous ne sommes plus