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des drogues pharmaceutiques : hyoxyanine, atropine, strychnine, extrait de belladone et décoction de fèves de Saint-Ignace, « de quoi troubler le cerveau ou l’anéantir. » Je ne doute pas un instant que M. Daudet ne l’ait vu, « ce papier tout chargé de formules chimiques ; » je suis même persuadé qu’il le conserve et le conservera longtemps dans ses archives, mais il eût mieux fait de ne pas s’en servir. Car enfin, si je voulais insister sur ce détail, n’est-il pas vrai qu’il risquait là de nous désintéresser en quelques mois de son Éline, puisque notre intérêt ne s’y attache qu’autant qu’Éline agit dans la pleine liberté de ses résolutions ? La maladie, si l’on veut qu’il y ait maladie, n’est une matière pour le romancier qu’autant qu’elle demeure une maladie morale. Si l’on mêle aux détails physiques de cette maladie morale une histoire d’intoxication, c’est fini, nous n’y sommes plus, le cas ne relève plus que du parquet et de la cour d’assises. Et M. Daudet, toujours sauvé de lui-même par lui-même, de son système par son talent, l’a si bien senti qu’il a reculé cette révélation jusqu’aux dernières pages du récit, et que, dans le seul autre endroit où il y fasse une allusion légère, il ne se sert que d’un terme vague, et qui pourrait aussi bien envelopper tout autre chose que ce que nous apprendrons plus tard : « le verre qu’Anne de Beuil lui préparait tous les soirs, » comme qui dirait : un verre d’eau sucrée avec de la fleur d’oranger.

Je crains encore, ou du moins on nous l’a dit, que les lettres d’Éline Ebsen ne soient absolument authentiques et telles, en effet, que la véritable Éline continue peut-être d’en écrire à sa mère. M. Daudet eut dû faire attention qu’au lecteur qui les lirait dans leur teneur authentique elles paraîtraient presque inévitablement fausses. En effet, ce sont là de ces lettres qu’il faut lire, comme on dît, entre les lignes, car leur froideur même est un indice qu’elles sont écrites avec effort et douleur. Sous cette apparente insensibilité, sous ce jargon biblique, j’aurais donc aimé qu’un ou deux traits de la main de M. Daudet nous manifestassent le déchirement intérieur. Il m’a paru croire trop aisément que, dans ces états d’exaltation d’une âme chrétienne, d’aberration même s’il y tient, la nature perdait ses droits. Elle les conserve et ils subsistent, mais la volonté les contient et les refoule. C’est une nuance, à notre avis, qui manque à la physionomie d’Éline Ebsen. Il eût été digne de M. Daudet de l’y mettre et, sans rien sacrifier de sa propre pensée, sans même nuire à son intention de plaider la cause d’une mère, il eût pu nous laisser voir cependant qu’il y a quelque chose d’autre qu’une aberration des sens ou une pure maladie de l’esprit dans l’exagération du sentiment religieux. Les exemples ne manqueraient pas dans l’histoire, d’âmes à la fois tendres et héroïques qui eussent trouvé le bonheur dans le cercle de leurs affections naturelles, ou plutôt qui l’y avaient trouvé et