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plus, et que le poète a traduite si magnifiquement dans les strophes célèbres :

Prie aussi pour ceux que recouvre
La pierre du tombeau dormant,
Noir précipice qui s’entr’ouvre
Sous notre foule à tout moment.
Toutes ces âmes en disgrâce
Ont besoin qu’on les débarrasse
De la vieille rouille du corps.
Souffrent-elles moins pour se taire ?
Enfant ! regardons sous la terre,
Il faut avoir pitié des morts !
………


C’est en vain qu’une fois prise par l’obsession, l’une des plus troublantes qu’il puisse y avoir pour une âme naturellement affectueuse, et pour une âme sincèrement protestante, qui ne croit pas le purgatoire, Éline essaiera de s’y soustraire. Les humbles besognes de la vie, la tendresse égale et paisible dont elle est entourée comme de toutes parts, cette joie enfin de vivre qui. est la poésie de son âge, peuvent bien un moment l’en dégager ; mais il suffit que le hasard la remette en présence du souvenir seulement de Mme Autheman pour qu’elle soit aussitôt ressaisie ; il suffit qu’elle aperçoive de loin ce château de Port-Sauveur, qui est comme la capitale ou plutôt la forteresse de l’œuvre. « Un malaise inexplicable envahit tout à coup la jeune fille, ternit pour elle le beau soleil printanier et la pure atmosphère aux senteurs de violettes ; c’était le souvenir de sa visite à la rue Pavée, les reproches de Mme Autheman sur la mort impénitente de grand’mère. Elle ne pouvait détacher ses yeux de ces rangées de personnes, de ce parc profond et mystérieux que dominait la croix, funèbrement. Quel hasard l’amenait là ? Était-ce bien un hasard, ou peut-être une volonté plus haute, un avertissement de Dieu ? » Notez le dernier trait. Le mot décisif est déjà prononcé dans son cœur. Elle est déjà du petit troupeau des élus, de celles qu’une protection d’en haut accompagne et de qui le salut est cher à celui qui dispense la grâce.

J’ai vu là-dessus que l’on avait fait le reproche à M. Daudet de n’avoir pas suffisamment expliqué le caractère de Mme Autheman, comme par exemple en expliquant à fond la nature des mobiles qui la poussent. Et, de fait, faute peut-être d’un développement suffisant, on est d’abord tenté de trouver qu’il demeure dans ce singulier personnage un je ne sais quoi de mystérieux et de vague. Est-ce piété sincère ? Est-ce amour de la domination ? Est-ce folie peut-être ? On ne le sait pas bien. Mais je ferai remarquer qu’il en résulte aussi, par compensation, comme un grandissement de la femme et qui nous aide à mieux comprendre