Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 55.djvu/915

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la splendeur du soleil et son reflet dans la mer. La couleur la plus vive est éteinte par cette puissante lumière, et, comme la verdure des arbres et des plantes, le jaune, le brun, le rouge du sol agissent sur l’œil avec une pleine vigueur, les fleurs et les vêtemens colorés entrent par là dans l’harmonie générale. » C’est bien autre chose en Égypte. Là, les objets placés au premier plan, s’ils sont d’un ton neutre, ne s’enlèvent pas sur le fond ; une colonne, une tour ronde, une coupole se modèlent à peine dans le plein jour de midi et paraissent presque plates. Il faut que les tons chauds et variés que la polychromie donne aux édifices aident à les distinguer des terrains et à faire saisir la différence des plans. Voilà comment on explique tout naturellement que l’Égypte ait été la première à en faire usage parmi les nations de l’ancien monde, qu’elle s’en soit servie plus que les autres et qu’elle ait poussé hardiment le principe jusqu’à ses conséquences dernières.

A côté de l’influence du climat, il y a celle du régime sous lequel a toujours vécu ce pays. C’est un gouvernement absolu qui met des milliers de bras à la disposition de celui qui règne. Le travail du fellah appartient au maître : c’est la règle ; il s’en sert quand il en a besoin. Depuis Chéphrem jusqu’à Méhémet-Ali, tous les monumens de l’Égypte ont été bâtis au moyen de la corvée. Voici comment les choses se passaient, comment elles se passent encore, car le passé se confond avec le présent sur cette terre où rien ne change. « Un ordre arrivait au gouverneur, dit M. Perrot, et il le faisait crier, de village en village. Le lendemain, toute la population mâle de la province était poussée, comme un troupeau, vers les chantiers. Chacun prenait avec lui, dans un petit sac ou dans une corbeille, sa provision pour quinze jours ou pour un mois, quelques galettes sèches, des oignons, des aulx, des fèves d’Égypte, comme les Grecs appelaient cette espèce d’amande que contient, entre ses cloisons, le fruit du lotus. Les enfans, les vieillards, tous partaient. Les plus habiles et les plus vigoureux soulèveraient, dresseraient et assembleraient les blocs de calcaire ou de granit ; les autres seraient toujours assez forts pour transporter au loin les déblais dans ces coffres en jonc tressé que les bras arrondis tiennent sur la tête, pour apporter l’eau du Nil. et l’argile aux ouvriers qui gâchaient les briques, pour disposer celles-ci sur la terre, en longues rangées, sous le soleil qui devait les sécher et les durcir. Stimulée par le bâton, toute cette multitude travaillait, sous la direction des architectes, des contre-maîtres, des gens de métier, qui restaient, du commencement à la fin, attachés à l’entreprise. Au bout d’un certain temps, de nouvelles escouades arrivaient arrachées aux campagnes de quelque autre nome. Alors les premiers venus repartaient, tous ceux du moins que n’avait point usés sans retour le dur et continuel labeur ; plus d’un ne devait plus revoir sa demeure ; il reposait pour toujours sous le