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la loi soit appliquée, il suffit d’un décret de l’exécutif. Avec l’ostracisme, il fallait quelque courage pour dénoncer un citoyen : le scrutin prononçait entre l’accusé et l’accusateur. Avec la loi, il ne faut que de la haine : l’accusateur est au-dessus ou, pour mieux dire, au-dessous de la loi. De minimis non curat prœtor. Si l’ostracisme était rétabli comme il existait à Athènes, demain un Bonaparte ou un d’Orléans pourrait être banni, mais M. Floquet pourrait l’être aussi. — Il y a l’exemple d’Hyperbolos.

La république qui s’est dite assez forte pour faire l’amnistie se croit-elle si affaiblie qu’il lui faille édicter la proscription ? Exiler un citoyen parce qu’il semble dangereux pour un gouvernement, c’est reconnaître la faiblesse de ce gouvernement. Washington refusa d’occuper une troisième fois la présidence des États-Unis, disant que la présidence maintenue indéfiniment à un même citoyen est contraire au principe républicain et peut amener la dictature. Les Américains ont écouté Washington, ils n’ont élu personne à une troisième présidence. Pour cela, ils n’ont pas songé, dans la crainte de la dictature, à proscrire les présidens à l’expiration de leur second mandat, sous prétexte qu’ils pourraient en surprendre un troisième. Le général Grant a été parfaitement libre de se présenter une troisième fois à la nomination du congrès. La loi républicaine ne s’opposait pas à son élection, mais c’est l’esprit républicain de la nation qui l’a fait échouer. — Cet esprit républicain existe-t-il au même degré chez les Français que chez les Américains ? En tout cas, ce n’est pas par la proscription, la loi des suspects, les actes arbitraires et les dénis de justice qu’on doit se flatter de l’affermir.

Antisthène raconte que les lièvres qui vivaient avec les lions voulurent un jour établir l’égalité. Les lions leur dirent : « Pour cela il faut avoir des griffes et des dents. » Nous ne comparerons pas aux lièvres certains députés, bien qu’ils paraissent avoir peur de leur ombre, mais ce ne sera pas offenser la république de la comparer au lion. Or, puisqu’elle a, comme le lion, « des dents et des griffes » pour se défendre, elle peut sans danger proclamer une fois encore l’égalité devant la loi.


Henry Houssaye.