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de l’humanité, et ceux qui la pratiquent, les plus méchans, les plus cruels, et les plus inutiles des hommes.

Je voudrais cependant faire raison de ce reproche de cruauté qui me touche. Quoique j’aie à m’accuser de la mort d’un certain nombre de chiens, je ne suis pas inaccessible à la pitié. Au risque de passer pour un hypocrite, je dirai que j’aime les chiens pour eux-mêmes, et que, tout comme un autre, je compatis à leurs souffrances. Je sais, pour l’avoir éprouvé, que l’amitié d’un chien est une précieuse ressource dans la solitude ; je reconnais qu’un chien est souvent doux, fidèle, caressant, dévoué. Parfois, dans son regard, luit une flamme d’intelligence qui nous autorise à converser avec lui[1]. Ce n’est pas un étranger, c’est un ami, un ami sûr et discret auquel on peut demander bien des sacrifices sans qu’il exige de reconnaissance. Ma tendresse pour les chiens a souvent été poussée trop loin, à ce point qu’elle a importuné les personnes qui m’entourent. J’ai eu beaucoup d’amis, ou d’esclaves, comme on voudra, dans l’espèce canine ; des noirs, des blancs, des grands et des petits, depuis le bouledogue jusqu’au caniche ; et je n’ai jamais pu me résigner à les frapper, même quand ils étaient en faute. En somme, il me paraît qu’on ne doit pas m’accuser de cruauté ; mais, quelle qu’ait été ma sympathie pour mes chiens, je n’aurais jamais hésité à sacrifier le plus aimé d’entre eux à l’existence d’un être humain, même si cet homme m’eût été inconnu, même si cet homme eût été le dernier des sauvages.

C’est qu’entre un homme et un chien l’hésitation n’est pas permise. Nous devons notre aide et notre amour aux êtres qui nous sont proches, et d’autant plus qu’ils nous sont plus proches, à un Français plutôt qu’à un Chinois, à un être humain plutôt qu’à un animal. Nous sommes tous membres de cette grande famille humaine qui est répandue sur la surface de la terre. A tous les individus de cette famille nous devons justice et assistance, et nous ne devons aux animaux pitié et protection que si nous ne portons aucun dommage à nos frères humains.

  1. Dans un des petits poèmes en prose de Tourguénef, on retrouve une pensée analogue exprimée en termes saisissans : « Mon chien est assis devant moi et me regarde droit dans les yeux. Et moi aussi je le regarde dans les yeux. Il semble vouloir me dire quelque chose ; il est muet, sans parole ; il ne se comprend pas lui-même, mais je le comprends, moi. Je comprends que, dans cet instant, en lui comme en moi vit le même sentiment ; qu’il n’y a aucune différence entre nous. Nous sommes identiques ; en chacun de nous vacille la même petite flamme tremblotante. La mort arrivera sur nous et nous frappera du vent de son aile large et froide. Qui pourra ensuite reconnaître la différence des petites flammes qu’il y avait en lui et en moi ? Non, ce n’est pas un animal et un homme qui échangent leurs regards : ce sont deux paires d’yeux identiques qui sont axés l’une sur l’autre. » (Revue politique et littéraire, 1883, n° 1.)