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Trente ans, quarante ans arrivent ; la maturité s’annonce sans pouvoir vaincre cette crainte qu’il ressent de perdre quelque chose de sa liberté, dont il ne fait rien. « Toujours l’instinct du Juif errant qui arrache la coupe où il a trempé ses lèvres, qui lui interdit la jouissance prolongée et lui crie : Marche ! marche ! ne t’endors pas, ne t’attache pas, ne t’arrête pas ! Ce sentiment inquiet n’est pas le besoin de changement, c’est plutôt la peur de ce que j’aime, la défiance de ce qui me charme, le malaise du bonheur. » Et comme il analyse cette bizarrerie de nature qui est devenue une infirmité ! « Ne pas oser jouir naïvement, simplement, sans scrupule et se retirer de table crainte que le repas se finisse… Je suis bien toujours le même, l’être errant sans nécessité, l’exilé volontaire, l’éternel voyageur, l’homme sans repos, qui, chassé par une voix intérieure, ne construit, n’achète et ne laboure nulle part, mais passe, regarde, campe et s’en va. » Mais où se fixera cette immobilité ? se fixera-t-elle jamais ? « J’attends toujours la femme et l’œuvre capables de s’emparer de mon âme et de devenir mon but… Je n’ai pas donné mon cœur, de là mon inquiétude d’esprit. Je ne veux pas le laisser prendre à ce qui ne peut le remplir ; de là mon instinct de détachement impitoyable de tout ce qui m’enchante sans me lier définitivement. Ma mobilité, en apparence inconstante, n’est donc au fond qu’une recherche, une espérance, un désir et un souci. C’est la maladie de l’idéal[1]. » Voilà le mot que nous attendions et par lequel il se définit lui-même.

La même maladie crée son inaptitude aux œuvres sérieuses et fortes. Il y a là une bien curieuse explication de cette sorte de manie qui l’entraînait vers la virtuosité en littérature. Pourquoi fait-il mieux et plus aisément les vers courts que les grands vers, les choses difficiles que les faciles ? Toujours par une même cause. Il n’ose croire en lui ; un badinage, en détournant l’attention de lui sur la chose, du sentiment sur le savoir-faire, le met à l’aise. Il y a une autre raison : il craint d’être grand, il ne craint pas d’être ingénieux ; aussi tous ses essais publiés ne sont guère que des études, des exercices, des jeux pour s’éprouver. « Il fait des gammes, il fait le tour de son instrument, il se fait la main et s’assure de la possibilité d’exécuter, mais l’œuvre ne vient pas. Son effort expire, satisfait du pouvoir, sans arriver jusqu’au vouloir… Timidité et curiosité, voilà deux obstacles qui lui barrent la carrière littéraire. N’oublions pas enfin l’ajournement : il réserve toujours l’important, le grand, le grave, et il veut liquider, en attendant, la bagatelle, le joli, le mignon. Sûr de son attrait pour les choses

  1. Pages 103, 104, passim.