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la carrière de la diplomatie, les premiers commencemens de son génie et de sa fortune politique[1].

C’est à Francfort, pendant les huit années qu’il y passa, que M. de Bismarck a fait ses vraies études et son apprentissage. C’est là qu’il s’initia à tous les secrets de la politique autrichienne, à toutes les affaires de ménage des petits états de l’Allemagne, qu’il apprit à connaître leurs intérêts, leurs passions, leurs visées, les mobiles de leurs actions et de leurs intrigues, ce qu’ils aimaient, ce qu’ils haïssaient et ce qu’ils craignaient. C’est à Francfort aussi qu’il se ménagea des liaisons avec d’illustres passans qu’il devait revoir un jour et dont il n’avait garde d’oublier le virage. Quand il quitta les bords du Main, en 1859, non-seulement il possédait et son Allemagne et son Europe, mais il avait assis définitivement son opinion sur toutes les grandes questions qu’il eut plus tard à traiter ou à résoudre. Il savait quelles étaient les combinaisons dangereuses ou désirables pour son pays ; il savait également comment il faut s’y prendre pour gouverner un roi ou une assemblée et pour se tirer avec honneur de la négociation la plus épineuse. Il était consommé dans toute sorte de rubriques ; il s’était fait des règles de conduite, une méthode ; il avait l’outil, il n’attendait que l’occasion de s’en servir. Avant même d’avoir achevé ses années d’épreuve, prêt sur tout, il était mûr pour le pouvoir et pour ses destinées.

Frédéric-Guillaume IV passait à juste titre pour un roi très timide et très timoré. Il fit cependant un acte d’audace le jour qu’il s’avisa de choisir pour son délégué à la diète germanique un homme de trente-six ans, connu pour un réactionnaire à tous crins et qui ne s’était rendu célèbre que par la véhémence de ses discours emporte-pièce, par l’âpreté de ses opinions, par ses allures tapageuses. On pouvait douter que ce casseur de vitres eût aucune vocation pour la diplomatie et qu’il fût prudent de l’envoyer dans un endroit où les vitres étaient plus fragiles qu’ailleurs, de lâcher ce taureau dans un magasin de porcelaine. Aussi le général de Rochow, à qui il devait succéder et qui au préalable l’eut pour secrétaire pendant trois mois, eut-il soin de le tenir à l’écart de tout. Ce ne fut que le jour de son départ qu’il jugea à propos de l’initier aux affaires courantes ; il lui envoya à cet effet un portefeuille vert. Ce portefeuille était beau, mais il était vide.

Le futur diplomate lui-même, qui pour toute décoration ne portait encore sur sa poitrine qu’une médaille de sauveteur, parut se demander quelque temps s’il acquerrait jamais le goût et la pratique de son nouveau métier. Nous savions déjà par quelques fragmens de sa correspondance privée combien il eut de peine à se faire à Francfort, combien le séjour de cette riche et charmante ville lui sembla d’abord

  1. Preussen in Bundestag, 1851 bis 1859, Documente der K. Preussischen Blindestags-Gesandtschaft, herausgegoben von Dr. Ritter von Poschinger ; Leipzig, 1882.