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gentilhomme habitant une province reculée, à deux cents lieues de Varsovie.

Privés de leur plus ferme soutien, Platz et Plattenberg ne désarmèrent point. Si Mlle d’Eckemberg s’était laissé renvoyer, ne pouvait-elle être remplacée ? La cour manquait-elle de beautés prêtes à briguer sa succession ? Le digne couple crut accomplir un coup de maître en cherchant parmi les Françaises elles-mêmes l’objet nouveau qui lui était indispensable, et s’imagina tirer de la maréchale une vengeance piquante en jetant les yeux sur sa propre nièce. Les charmes de Mlle de Guébriant avaient fait sensation à Varsovie ; lorsqu’elle se rendait à la promenade en dehors de la ville, une brillante cavalcade de jeunes seigneurs se groupait à ses côtés et lui donnait le spectacle de courses et d’exercices équestres où chacun rivalisait pour lui plaire d’élégance et d’adresse. Plusieurs d’entre eux recherchaient sa main ; enfin le roi lui-même semblait goûter de plus en plus son esprit éveillé et sa grâce familière. Il n’en fallut pas davantage pour que l’écuyer Plattenberg se décidât à tenter auprès d’elle un siège en règle au nom et au profit de son maître. La maréchale démêla promptement cette manœuvre et ne laissa pas de s’en émouvoir. Quelle que fût sa confiance dans la solidité des principes de sa nièce, elle trouvait en elle, suivant l’expression du secrétaire Desnoyers, « une autre épine, » et avait hâte de l’emmener, sans pouvoir néanmoins se résoudre à laisser son œuvre inachevée. Pour sortir d’embarras, elle résolut de brusquer la situation, et cette fois comme les autres, s’adressa directement au roi. Laissons-lui faire elle-même le compte-rendu de cette entrevue : « Je me crus obligée, écrivait-elle à Mazarin, de faire connaître à Sa Majesté, le plus civilement que je pus, que je ne partirais pas entièrement satisfaite, si je n’apprenais auparavant l’accomplissement de son mariage. Le roi témoigna que ma prière ne lui était pas désagréable, et me mandant le lendemain qu’il allait voir la reine, je m’y trouvai en même temps et ne sortis point de la chambre que je n’aie tiré le rideau de leur lit[1]. »

Lorsque, peu de temps après, la maréchale vint prendre congé du roi, celui-ci la salua de ces mots : « Dites à Leurs Majestés très chrétiennes que je n’aurais pu recevoir une plus belle marque de leur amitié qu’une épouse aussi accomplie. » Ces paroles formaient l’éclatante consécration du succès de Mme de Guébriant et la plus belle récompense de ses efforts. Sa mission était remplie, et elle put se retirer avec dignité et satisfaction.

  1. La maréchale de Guébriant au cardinal, 8 avril 1646. (Ministère des affaires étrangères.)