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sous le pied. Dans les fonds, de grands lacs solitaires ; des rivières en sortent, se perdent parmi les herbages, ou cheminent lentement entre leurs berges de glaise, dans des lits changeans ; elles-mêmes se plient à la loi commune de ce paysage, où rien n’est fixe, ordonné, où tout est confus, arbitraire. Il semble que cette extrémité de la planète n’ait pas entendu la première parole de la création, celle qui sépara les masses liquides des masses solides et démêla le chaos ; souvent l’eau tient lieu de tuf ; la roche, signe de force et d’antiquité, n’affleure nulle part ; seulement des blocs erratiques, parlant de cataclysmes, de hasards violens ; comme un corps sans ossature, la terre sans granit manque en quelque sorte de maintien. Sur de vastes espaces, aucun de ces indices de la vie qui réjouissent le cœur, de ces traces du travail humain qui lui donnent confiance : là même où il apparaît, le témoignage de l’homme n’a pas plus que l’accident naturel cette énergie, ce je ne sais quoi de solide et de varié qui fixe la pensée, l’habitue aux contours précis et aux mesures exactes ; ni un mur, ni une haie vive, ni une maison de pierre, ni une ruine du vieux temps, pas une fontaine, pas un ponceau. Voici pourtant, de rare en rare, une route équivoque ; de maigres champs de seigle ou d’avoine se cherchent, timides, comme peu sûrs de leur droit à empiéter sur les halliers et les marécages ; ils annoncent un village, un hameau le plus souvent : au penchant d’un pré, semés au hasard, des hangars en clayonnage, des cabanes noires, petits cubes en troncs de sapins, recouverts de paille ou de bardeaux ; une porte, deux fenêtres de 2 pieds carrés ; à l’intérieur de la pauvre isba, deux pièces, quelques bancs, le large poêle sur lequel couche la famille en hiver. Car le triste tableau qui a passé devant nous, c’est l’été pourtant, c’est l’animation et la variété relatives ; vienne la neige, cinq mois, six quelquefois, l’uniforme linceul va tout effacer : sur l’horizon gris, qui se rejoint aux brumes du ciel par une soudure imperceptible, il n’y a plus un relief, une forme vive, où le regard et la pensée de l’homme puissent se prendre, se poser. Rien ne lui est spectacle ni indication, rien ne lui promet secours ni certitude, son traîneau glissera à l’aventure, sur des plaines pareilles, sans repère, sans choc, sans bruit. — Pauvre terre pâle, ses fils diront que je l’ai peinte trop maussade, que je n’ai pas su respirer son parfum amer ; ce sera injure imméritée ; nous sommes d’un monde qui se console de vieillir avec les travaux moroses de la raison, qui regarde froidement la vie pour s’en expliquer les phénomènes ; mais quand, dans l’éternel va-et-vient de l’inconséquence humaine, ce souci de comprendre quitte notre âme et la rend à ses instincts premiers, ah ! nous sentons bien comme on peut l’aimer, cette terre, dans la sauvage nudité de sa jeunesse ; si la charrue n’y a mis que peu de rides, la main de l’homme n’y a pas effacé l’empreinte de