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Français fixèrent leur premier comptoir et où se dresse encore la plus ancienne église qui existe au nord de la Floride.

Le lendemain matin, nous nous trouvons dans la baie de Haha, dont les rayons du soleil éclairent l’ovale scintillant, et que ferme une montagne. Le long des rives s’échelonnent des masses de rochers, que les lichens colorent de belles teintes métalliques rougeâtres ou orangées. Haba-Bay fait un commerce considérable de bois de charpente ; çà et là les navires reçoivent leur cargaison de planches de sapin. Le travail le plus actif règne sur les quais. Un guide (le seul qui sache parler anglais) nous conduira au sommet de la montagne d’où l’on découvre toute la baie pareille à quelque fiord de la mer du Nord, sur les côtes de Norvège ; et ce guide est le type du Français hâbleur, plein de faconde engageante, qui frise sa moustache en lorgnant les jolies femmes.

Il est vrai que l’excursion sur le Saguenay nous éloigne singulièrement de la France ; on se sent bien loin d’elle devant ces trois marches du roc, haute chacune de cinq cents pieds, qui, trempant leurs assises colossales dans des flots d’encre, forment le cap Éternité ou, devant les hauteurs plus vertigineuses encore, quoique moins lugubrement romantiques d’un promontoire jumeau, le cap Trinité, que des sapins couvrent du sommet à la base. Les premiers explorateurs qui, il y a trois cents ans, se séparèrent de leurs compagnons pour remonter le Saguenay, ne reparurent jamais, et ce fleuve en deuil a l’air en effet de garder un secret redoutable. Quittons-le pour regagner la Nouvelle-France hospitalière, pour rentrer à Québec, où nous retrouverons plus que jamais la mère patrie dans tous les détails de cette vieille ville aux glorieuses annales historiques. Le couvent des ursulines, fondé par Mme de la Peltrie et sœur Marie-de-l’Incarnation, existe encore ; on a eu beau déguiser en caserne l’ancien collège des jésuites, le souvenir de sa première destination ne s’efface pas ; la grande cathédrale catholique est dévotement fréquentée, les rues portent des noms français, les physionomies sont françaises et l’on croit être, en somme, si loin de l’Amérique que les Américains qui ne peuvent passer l’Océan se plaisent à y respirer au moins, comme ils disent, l’atmosphère d’un voyage à l’étranger.

Dans ce cadre, qui nous est singulièrement sympathique, Howells met en présence sa naïve Kitty Ellison, sortie pour la première fois des « régions à huile, » où s’est écoulée son enfance un peu rustique, et un Bostonien dédaigneux, blasé, systématiquement froid, comme ont la réputation de l’être la plupart des habitans de la ville américaine la plus raffinée en ses mœurs et sa culture intellectuelle. Ils se rencontrent sur le bateau, et la première pensée