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— T’en vouloir, chérie ! .. serait-ce possible ? Si jamais je me montre indigne de la confiance que tu as mise en moi…

— Cela suffit, hâtons-nous.

Le ministre auquel ils allèrent demander un certificat de mariage était très vieux. Il parut stupéfait d’une demande si soudaine, reçut les cinq dollars d’usage en échange du papier, bénit le jeune couple, le conjura de servir Dieu. La cérémonie était faite. Bartley attira Marcia sur son cœur : — Ma femme !

C’est à peu près le mariage de Juliette et de Roméo, mais Roméo et Juliette ont la bonne fortune de mourir aussitôt, ne pouvant plus rien demander à la vie. Peut-être, si la destinée leur avait accordé, après cette heure de félicité surhumaine, quelques mois d’intimité conjugale, n’eussent-ils pas été proposés aux générations futures comme le modèle des amans. Hâtons-nous de dire, toutefois, que ce ne sont pas les privations matérielles qui troublent, comme cela ne manquerait pas d’arriver dans un ménage du vieux monde, la béatitude de Marcia. Elle est vaillante, économe, laborieuse et sans la moindre vanité, malgré son grand orgueil. Tout irait bien si Bartley n’était pas léger et si elle n’était pas jalouse.

Voici la lettre qu’une jeune fille de la Nouvelle-Angleterre, mariée sans l’aveu de ses parens, écrit à son père pour lui faire part de sa nouvelle condition : « Cher père, Bartley et moi nous sommes unis. Notre mariage a eu lieu, il y a une heure, sur la ligne du Nouveau-Hampshire. Bartley veut que je vous en avertisse sans retard. Je pars ce soir avec lui pour Boston, et aussitôt que nous y serons installés, je vous donnerai d’autres détails. J’espère que vous nous pardonnerez à tous les deux, mais il est bien entendu que je ne veux de votre pardon que si vous me permettez de le partager avec Bartley. Vous vous êtes trompé à son sujet. Il m’a tout dit et je suis satisfaite. Tendresses à ma mère. — Votre Marcia.

« P.-S. — J’aurais dû vous dire que je comptais revoir Bartley, mais vous ne m’auriez pas laissée sortir, et si je ne l’avais pas revu, je serais morte. »

Arrivés à Boston, ils vont d’abord au restaurant et au spectacle, puis ils se campent dans un appartement meublé, n’ayant aucune ressource pour monter leur ménage, et Bartley se remet sans retard à travailler. La plupart des héros de M. Howells se livrent au journalisme pour faire bouillir la marmite, quelle que soit d’ailleurs leur vocation, ce qui explique la médiocrité des journaux en Amérique. Bartley Hubbard a du moins beaucoup de verve et de facilité. Il a aussi une bonne humeur inaltérable qui nous le rend sympathique en cette crise de sa vie ; on comprend sans peine que la gaîté de cet étourdi, sa foi intrépide dans l’avenir, ses transports d’amour empêchent Marcia de s’apercevoir de la gêne des premiers mois.