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caractère d’une possession, d’une tyrannie occulte ; elle-même s’y trompe, nous l’avons vu. Pour que cette somnambule, revenue du métier, devînt sympathique, il eût fallu peut-être la vouer finalement aux vertus surnaturelles des shakers et la laisser refleurir comme une rose mystique sous leur aile, dans le paradis du spiritisme ; nous y aurions perdu la jolie scène où elle parvient à s’entendre avec Ford, où l’esprit et la matière, après bien des débats, tombent d’accord ; mais l’imagination serait néanmoins plus satisfaite dans ses exigences, qui, nous en convenons, sont quelquefois cruelles chez les raffinés. Pourquoi empêcher, en effet, M. et Mme Ford de vivre bourgeoisement heureux à leur manière et d’avoir beaucoup d’enfans ? Quant au docteur, son égoïsme de maniaque et sa crédulité n’ont rien qui nous captive ; il faudrait à la folie de ce faux savant quelques-unes des complications dramatiques ou mystérieusement perverses qui rendent si attachantes les chimères des excentriques de Hawthorne. Il est, au fond, pauvre homme, trop simple et trop bon enfant. Les longues tirades sur le spiritisme que l’auteur place dans sa bouche sont aujourd’hui rebattues ; elles ralentissent l’action. Les détails minutieux sur le genre de vie des shakers ont le même effet et nous apprennent peu de chose depuis que des travaux plus récens ont été consacrés à ces esséniens du Nouveau-Monde. Convenons aussi que M. Howells a fait des progrès bien remarquables dans l’invention et l’art de traiter les caractères durant les années qui séparent la publication de the Undiscovered Country de celle d’un dernier roman très prôné : a Modem Instance.


II

A Modem Instance est un cas bien moderne, en effet, de mariage d’amour suivi de divorce ; c’est aussi un tableau de mœurs américaines si étrange que nous voyageons à travers les deux volumes qui le composent avec des étonnemens comparables à ceux qui nous attendraient dans le pays inconnu proposé aux rêves du docteur Boynton, s’il nous était donné de l’entrevoir. Quiconque entreprendra la tâche difficile de traduire ce roman devra nécessairement éclairer les faits par des notes explicatives sur certains usages invraisemblables du grand village d’Equity, situé au nord de la Nouvelle-Angleterre, où commencent les aventures de Marcia Gaylord et de Bartley Hubbard. Les premières scènes suffisent à donner l’idée de la liberté absolue avec laquelle, dans ces contrées, la jeunesse décide de son sort, abandonnée qu’elle est à elle-même pour l’une des plus graves déterminations de la vie.