Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 55.djvu/600

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

aucune charge, a-t-elle abandonné celles qu’elle occupait, vit-elle dans la solitude des intérêts privés ? Parce que les esprits à la fois cultivés et sages sont ceux qui se lassent le plus vite de la politique. Toujours prêts à lui préférer les compensations que leur mérite même leur permet de goûter dans l’étude et la retraite, ils ont besoin d’être soutenus, conduits, entraînés. Qui les a appelés sous la république au secours de la liberté et de l’ordre ? L’ordre ne s’établit pas de lui-même, et même pour être libre ; il faut avoir des chefs. Oui, étrange aveu, l’armée des intelligences reste impuissante par la défection de ses généraux. Mais le jour où des hommes ayant autorité dans l’état l’appelleront à leur aide, ils n’auront pas même à la recruter, ils n’auront qu’à s’en servir.

Ce n’est pas, il est vrai, sur les intelligences que s’appuie la politique présente, et comme si elle désespérait de les jamais conquérir, elle ne tient compte que du nombre. S’attacher la masse par des passions qu’on excite et qu’on satisfait, et les meneurs par des avantages que paie l’état, est tout l’art de régner. Il est certain que, grâce à lui, une multitude de privilégiés ont à défendre leur propre fortune dans la fortune de leur parti et qu’ils ne se résigneront pas sans lutte à la défaite. Mais est-ce que le jeu redoutable des faveurs ne fait à un régime que des partisans ? Les heureux gardent-ils des privilèges obtenus une mémoire aussi fidèle que les exclus, de l’injustice subie ? Que dire des victimes véritables, de celles que, dans tous les emplois, on menace, qu’on accuse, qu’on chasse pour faire place à de nouvelles créatures ? Et si, ceux qui ont tout à perdre à la chute du système se groupant autour de la chambre, ceux qui ont tout à gagner à un changement se groupent autour du sénat, lequel aura les auxiliaires les plus énergiques et les plus nombreux ?

Sans doute ces élémens actifs de la politique ne sont encore qu’une minorité, et le parti au pouvoir compte surtout sur l’inertie des masses électorales. Là est sa force véritable. Un régime conserve facilement l’amitié de ceux qui vivent loin de lui, et il peut soulever ce qui représente l’intelligence et l’honneur avant que la multitude s’en émeuve ou s’eu doute. La contagion de la fièvre politique se répand mal chez ceux qu’isole le. travail ; les luttes pour le pouvoir n’ont pas de sens à ceux qui luttent pour la vie ; des droits que les uns tiennent pour indispensables sont pour d’autres un luxe inutile, et l’oppression peut frapper ceux-là sans descendre jusqu’à ceux-ci. Tel est le privilège des humbles : ils offrent moins de prise à la tyrannie. Voilà pourquoi de détestables ; de honteux régimes ont pu être aimés de la foule : le peuple pleura Néron. Parmi ceux qui versèrent des larmes, combien croyaient rendre un culte au mal ? C’est sur cet éloignement des affaires, sur cette