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de ce qu’ils avaient toléré leur enleva le droit de se contredire, et chaque jour leur fournit un prétexte pour faire une concession qui devait être la dernière et rivait à leur chaîne un nouvel anneau. Mais s’ils ne l’ont pas rompue, ils ne l’ont pas portée sans frémir. De combien de querelles intimes est fait le bel accord des votes ! Combien demandent en secret pardon aux causes justes qu’ils renient ! et si, le Journal officiel venant à disparaître, on jugeait le sénat d’après les confidences de ses membres, quelle estime lui devrait l’histoire ! Parfois sa fidélité était si chancelante et ses dégoûts si visibles que le gouvernement a dû appeler à son aide les sénateurs qui exercent des fonctions publiques ou représentent la France au dehors ; en plus d’une circonstance, les voix des ministres même furent nécessaires pour donner aux mesures prises par eux une apparence de majorité. Enfin il est des cas où le sénat sut donner au pouvoir cette leçon du silence que rendait plus éloquente sa complaisance ordinaire, ou même refuser publiquement son concours. C’est ainsi que, par son opposition à l’article 7 et à l’enlèvement des crucifix, il a marqué son opposition au premier et au dernier acte de la lutte religieuse. C’est ainsi que naguère enrayant un million au budget, il a manifesté sa volonté de rétablir l’ordre dans les dépenses. Certes c’est peu, mais, comme un éclair suffit à reconnaître les visages dans les ténèbres, cette lueur fugitive perce la nuit des âmes, et entre elles apparaît une ressemblance plus forte que leurs efforts à se défigurer. Quel désaccord sépare les républicains de la majorité et ceux qu’ils flétrissent du nom de dissidens, et légitime l’éloignement haineux où ils s’obstinent, comme pour ne pas voir que leur rupture est sans raison ? Ils détestent les mêmes choses, ils souhaitent les mêmes choses, les uns disent toujours ce que les autres disent rarement, les uns proclament haut ce que les autres murmurent bas. Ils ne sont divisés que par le courage. Est-ce au courage que l’événement a donné tort ? Ont-elles détourné le cours d’une seule faute, ces timides remontrances, ces supplications de vieillards qui perdent si vite le souffle à invoquer la justice ? Vaciller de la résistance à la soumission sans se tenir fortement à rien, paraître révolté tour à tour contre sa faiblesse ou sa conscience, et jamais maître de soi, est-ce avoir une politique ? La voie sûre n’a-t-elle pas été tracée par ceux-là seuls qui toujours sont demeurés fidèles à l’ordre, à la tolérance, à la liberté ? Et pour que cette politique devînt celle du sénat, qu’a-t-il manqué ? Une seule chose : le concours de ceux qui savent cette politique bonne et nécessaire.

La situation est donc celle-ci. Le sénat vote comme la chambre, il ne pense pas comme elle. Les deux assemblées ont été conduites à une politique identique par un moyen inverse. A la chambre,