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Dans un tel bouleversement, qui reste immuable ? dans une telle destruction, qui demeure debout ? La justice. La même qui a régné sur les progrès de la république règne sur sa décadence. Quand les événemens ont-ils changé ? Quand les hommes ont changé. Pourquoi un temps si court a-t-il vu une transformation si prompte, si profonde, si humiliante ? Parce que ce temps a vu la plus subite, le plus constante et la plus honteuse des palinodies.

Il s’était trouvé un parti capable de simuler la sagesse pour atteindre le pouvoir. Quand il y parvient, il est à bout de vertus. Son passé tombe à ses pieds comme un masque avec sa douceur et sa modération, et sur une face nouvelle on voit, non détruites, mais affamées par un long jeûne, la haine et l’avidité. Il les satisfait toutes deux par une formule soigneusement dissimulée avant qu’il tînt le pouvoir, hautement proclamée dès qu’il le possède : Tout dans la France appartient à l’état, et dans l’état tout à la république. Il entend par là les républicains. A eux seuls toutes les fonctions, toutes les influences. A eux l’occupation exclusive, non-seulement des postes politiques que tout vainqueur revendique légitimement, mais des situations d’où la politique doit rester exclue sous peine de les corrompre. Pour administrer les finances, il ne suffit plus d’être habile et intègre ; pour rendre la justice, de connaître et d’aimer le droit ; pour commander des troupes, d’avoir la renommée d’un chef courageux et la confiance des soldats : il faut encore, il faut surtout être républicain. C’est là désormais la qualité à laquelle rien ne supplée et qui suffit à tout. Quiconque détient une part, si grande ou si minime soit-elle, de la puissance publique, est un suspect. Suspects ceux qui disent du mal de la république, ou en ont dit, ou en pourraient dire ; suspects ceux qui, dévoués au gouvernement, n’approuvent pas tous ses actes ; suspects ceux dont le zèle n’a jamais hésité même à faire le mal, mais dont la parenté ou les amitiés n’inspirent pas confiance ; suspects surtout ceux qui occupent un poste envié par un républicain. La république est un champ de bataille où les vainqueurs achèvent les blessés et dépouillent les morts.

Cette cruauté de l’ambition, trop habituelle aux partis, ne suffit pas toutefois à les condamner ; plusieurs, qui avaient confisqué l’autorité, en ont su remplir les devoirs. Mais aux peuples conquis même le maître doit au moins un sort égal et stable. L’égalité est-elle assurée, en France par ceux qui gouvernent ? En France, il n’y a pas pour eux un peuple, mais des amis et des ennemis, et le pouvoir est l’arme avec laquelle ils protègent les uns et frappent les autres. Dans un pays où les prérogatives de l’état sont démesurément accrues, dès que son impartialité n’est plus entière, l’existence de tous est troublée ; quand les détenteurs du pouvoir exercent leurs