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une nouvelle tête et qu’il n’y avait plus de place, Ali donnait l’ordre d’enlever une ou plusieurs des plus desséchées, et il les faisait jeter dans la rue où les enfans s’en amusaient en les poussant à coups de pied, sans qu’aucun homme osât y toucher. » Le moine ajoute que mille chrétiens et seulement trois musulmans subirent ce barbare traitement pendant le gouvernement d’Ali-Pacha.

Quelque horreur que nous inspirent de pareilles cruautés, — qui se passaient, il faut bien avoir le courage de le dire, il y a trente ans à peine, à dix lieues de l’Adriatique, — il est juste d’ajouter que cette habitude d’accrocher les têtes de ses ennemis aux palissades de sa citadelle n’était pas le monopole d’Ali-Pacha Rizvanbegovitch. Au même moment, les mêmes hideux trophées ornaient le palais du vladika, ou prince-évêque de Monténégro, à Cettigne et c’est en vain qu’on essaya à plusieurs reprises de faire renoncer les deux adversaires à cette horrible coutume, dont les deux crânes couronnés que nous trouvons empalés dans les armoiries de la Bosnie indiquent peut-être l’antique tradition chez les Slaves du Sud.

Bientôt cependant, le crédit d’Ali auprès de la Sublime-Porte diminua en même temps que le souvenir des services rendus et le développement de sa farouche indépendance ; enfin, ses intrigues avec les seigneurs mahométans de Bosnie, lors de leur nouvelle révolte contre le sultan en 1850, lui attirèrent les représailles du général turc Omer-Pacha. Ses troupes furent dispersées et lui-même, comme je l’ai dit plus haut, arrêté dans sa maison de campagne de Bouna et amené à Mostar. Je laisse encore la parole au naïf chroniqueur de ces temps désastreux :

« Le vieux boiteux Ali-Pacha, dit-il, fut forcé d’aller à pied, en boitant, un bâton à la main, au pont sur la rivière Narenta, et là on le plaça par moquerie sur une mule étique et galeuse, et en cet état Omer-Pacha mena avec lui notre Ali-Pacha, celui-là même qui pendant tant d’années avait gouverné l’Herzégovine suivant son caprice et y avait commis tant de mauvaises actions. Mais Ali était vivement affecté de son abaissement et il commença à railler Omer-Pacha, lui disant entre autres choses : « Pourquoi me tourmentes-tu ainsi ? Tu es un vlak et le fils d’un vlak ; de qui as-tu autorité pour me traiter de la sorte ? Vraiment, même si j’avais pris les armes contre le sultan, il ne t’appartiendrait pas, à toi, serais-tu trois fois seraskier, de me traiter comme si on m’avait pris sur le champ de bataille. Ainsi, ô vlak immonde ! envoie-moi plutôt à mon padischah, afin qu’il me juge, et ne me torture pas dans ma vieillesse. » Or, quand Omer-Pacha entendit ces paroles, il craignit, à son tour, de souffrir lui-même du dommage à Stamboul ; car Ali-Pacha avait de nombreux amis en belle situation, à qui il envoyait beaucoup d’argent de l’Herzégovine. Aussi, Omer-Pacha, retournant ces choses