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Aussi, lorsqu’on annonça que l’inauguration, qui devait se faire le jour de Pâques de 1875, aurait lieu au son des cloches, l’exaspération de la population mahométane fut portée à son comble. J’ai déjà signalé plus haut l’aversion des musulmans de Bosnie pour les cloches des églises chrétiennes, qui, disent-ils, troublent les prières des muezzins sur les minarets du voisinage, et qu’ils considèrent comme un défi jeté à la supériorité de leur foi. Faire carillonner les cloches à l’inauguration de la grande cathédrale orthodoxe constituait donc une bravade qui risquait d’amener les désordres les plus graves; en effet, une conspiration se trama parmi les mahométans et ils résolurent d’empêcher à tout prix ce sacrilège ou de laver cette souillure dans le sang des chrétiens. Fort heureusement, la police des consuls fut avertie à temps; ceux-ci prévinrent le pacha, qui éloigna de la ville les plus exaspérés, rendit les modems responsables du maintien de l’ordre, obtint des chrétiens qu’ils renonceraient à faire sonner leurs cloches et prit enfin des mesures militaires si énergiques que la cérémonie put avoir lieu sans amener de conflits sanglans, et la cathédrale orthodoxe élève aujourd’hui fièrement ses coupoles byzantines au-dessus des plus grandes mosquées de la ville.

Deux de ces mosquées sont cependant très remarquables ; l’entrée en était, bien entendu, absolument interdite aux giaours sous la domination ottomane, mais aujourd’hui j’ai pu les visiter en détail, sous la conduite de mes aimables hôtes. L’une, la Tchareva Dzamia, ou mosquée impériale, fut construite par le sultan Mehemet, au moment de la conquête ; l’autre, la Begova Dzamia, doit sa fondation à Khosrev-Beg, le premier vizir ou gouverneur ottoman. Cette dernière est la plus grande et, avec son dôme central, ses coupoles latérales et le portique de sa façade, elle présente extérieurement tous les caractères d’une église byzantine primitive. Devant ce portique s’étend une petite place plantée d’arbres, au milieu de laquelle s’élève une fontaine de pierre alimentée par une source d’eau pure pour le Ghusel ou les lustrations religieuses. Ce détail se retrouve, du reste, dans toutes les mosquées un peu importantes. Dans le porche sont utilisées deux colonnes monolithes de marbre brun, provenant d’une église chrétienne antérieure. Cette mosquée, qui est divisée en trois parties, contient une chapelle dans laquelle sont déposés deux sarcophages dont l’un, — le plus grand, — renferme les restes du fondateur, l’autre ceux de sa femme; tous deux, et surtout le premier, sont couverts d’objets de prix déposés par la piété des fidèles. Aucun tableau, bien entendu; on sait que la religion mahométane ne permet pas de reproduire les êtres animés, — ce qui, entre parenthèses, n’empêche pas les musulmans les plus rigoristes de se laisser photographier, la photographie n’étant pas, pour eux, un portrait; de même qu’ils se