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le plus radical, consiste à nier le sentiment naturel de notre responsabilité. On l’explique par une illusion née des conditions de l’état social. Dans toute société, il y a des individus qui commandent et des individus qui obéissent : les pères et les enfans, les maîtres et les serviteurs, les gouvernans et les gouvernés. Quiconque reçoit un ordre est responsable de son exécution devant celui qui le lui a donné, et cette responsabilité se traduit, en fait, par des éloges ou des reproches, une récompense ou un châtiment. Certains actes sont plus habituellement commandés que d’autres, et il s’y attache insensiblement une responsabilité générale, que l’esprit, par un procédé d’abstraction qui lui est familier, s’accoutume à séparer de toute autorité particulière et à considérer comme une loi de la nature. Que si nous objectons que la responsabilité ainsi entendue se montre déjà dans les conceptions ou les sentimens de la première enfance, on répondra en rapportant l’illusion à une habitude héréditaire. Ainsi s’évanouit la conscience de la responsabilité morale; mais il subsiste toujours des faits particuliers de responsabilité, qui semblent encore exiger comme condition nécessaire la libre volonté. Voici par quel nouvel artifice on écarte cette condition importune. La responsabilité peut être effective sans qu’on soit libre ; il suffit qu’on soit sensible à certaines impressions physiques ou morales. L’éloge et le blâme, les récompenses et les châtimens sont des mobiles d’action ; on peut compter sur leur effet sans croire à la liberté, et on y comptera même d’autant mieux qu’on les supposera doués d’une force déterminante. La responsabilité implique si peu la liberté que les lois la reconnaissent dans les cas même où toute apparence de liberté est absente, en cas d’accident, par exemple. La négation de la liberté, dans tous les autres cas, ne porterait donc aucune atteinte à la responsabilité.

Les lois reconnaissent, en effet, une responsabilité purement civile qui s’exerce en dehors de toute considération d’actes intentionnels. Quels sont cependant les seuls êtres civilement responsables? Ce ne sont pas les choses, dont le concours fortuit a causé un accident; ce ne sont pas les animaux, chez qui on ne suppose pas la liberté morale ; ce ne sont pas les enfans, dont la liberté morale n’est pas encore suffisamment développée, ou les aliénés, chez qui elle s’est éteinte; ce sont les personnes, en pleine possession de leur raison et de leur libre arbitre, à qui l’on peut reprocher, non sans doute d’avoir voulu l’accident, mais de n’avoir pas pris toutes les précautions nécessaires pour l’empêcher ou le prévenir. L’idée de liberté n’est donc pas étrangère à la responsabilité civile ; elle fait le fond de cette autre responsabilité légale dont il faut aussi tenir compte quand on invoque l’exemple et l’autorité des lois : la responsabilité