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plus parfaits ; mais le propre de cette conception et des sentimens de désir ou d’amour qui s’y rattachent est de s’élever toujours au dessus de la plus haute et de la plus parfaite réalité, d’en reconnaître ou d’en sentir les imperfections, de s’exalter sans cesse vers un but plus élevé. Notre idéal est toujours plus ou moins notre œuvre; mais ce que nul ne peut créer, c’est la conception même d’un ordre idéal, et le besoin incessant, pour l’intelligence et pour la sensibilité, de rapporter à cet ordre idéal tout ce que nous connaissons et tout ce que nous aimons. Voilà la part de la raison, et elle ne peut lui être disputée sans méconnaître l’origine et la nature de tout véritable idéal.

Ce n’est pas ici le lieu d’exposer une théorie complète de la raison. Pour ne citer qu’un ouvrage récent, cette théorie a été faite de main de maître dans le beau livre de M. Magy : la Raison et l’Ame. Nous ne voulons que rappeler ce qui fait le couronnement de cette théorie, chez M. Magy comme chez tous les grands idéalistes. L’ordre universel et l’ordre idéal ont leur plus haute expression dans l’ordre divin. Concevoir ou sentir le divin dans les choses, c’est concevoir ou sentir tout ce qui porte un caractère éminent de beauté, de vertu, d’harmonie, tout ce qui peut exciter en un haut degré des sentimens d’admiration, de vénération, d’enthousiasme. La raison peut donc se définir la conception et le sentiment du divin. Ainsi comprise, la raison éclaire et complète la définition de la personnalité. La personne humaine n’acquiert vraiment la conscience et la possession d’elle-même qu’autant qu’elle s’associe sciemment et volontairement à l’ordre universel et qu’elle tend à réaliser son idéal en se rapprochant du type de perfection, du type divin, sous lequel elle se représente le plus entier épanouissement de toutes ses facultés. Aussi M. Paul Janet a pu dire, sous une forme paradoxale qui cache un sens très profond, que « la personnalité, c’est en quelque sorte la conscience de l’impersonnel. » En effet, ajoute M. Janet, « ce n’est pas en tant que je suis capable de sensation, c’est-à-dire de plaisir et de douleur physiques, que je suis une personne : c’est en tant que je pense, que j’aime et que je veux; c’est en tant que je pense le vrai, que j’aime le bien et que je veux l’un et l’autre. Ce qu’il y a d’inviolable dans les autres hommes, ce n’est pas la sensibilité animale, ce n’est pas l’instinct machinal ni les fonctions vitales ; ce n’est évidemment ni leur estomac, ni leur sensualité, ni leurs vices : c’est l’étincelle du divin qui est en eux; c’est la capacité de participer comme moi-même à ce qui n’est ni tien ni mien, au soleil commun des esprits et des âmes, à la vérité, à la justice, à la liberté, à tout ce qui est impersonnel[1]. »

  1. M. Paul Janet, Morale, avant-dernier chapitre.