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vie végétative; mais, pour que le passage d’un degré inférieur à un degré supérieur devienne possible, il faut au moins qu’il y ait dans le premier un germe latent, destiné à se développer dans le second. C’est ce germe qu’a toujours nié la philosophie de la sensation, chez ses nouveaux représentans comme chez leurs maîtres au XVIIIe siècle et leurs précurseurs dans l’antiquité. Non-seulement on le nie, mais on ne se donne pas la peine de justifier un tel renversement des lois de la logique. L’ancien axiome « qu’il n’y a rien dans l’entendement qui n’ait été auparavant dans les sens » est accepté comme une vérité a priori par des philosophes pour qui l’existence de toute vérité a priori n’est qu’une illusion. S’ils en demandent la confirmation à l’analyse de la pensée, ils s’arrêtent complaisamment sur les connaissances dont l’origine sensible n’est pas douteuse ; ils entrent dans les détails les plus minutieux pour expliquer la filiation de ces connaissances et ils s’arrêtent à peine sur celles qui sont l’objet du débat, sur les idées que les plus grands esprits de l’antiquité et des temps modernes refusent d’expliquer par la sensation seule. Ils ressemblent à ces commentateurs qui accumulent les notes sur les passages relativement faciles de leurs auteurs et qui n’en ont aucune sur les passages vraiment difficiles[1]. M. Ribot, si partial envers cette école, a reconnu sa répugnance à s’expliquer sur certaines conceptions de la raison, telles que l’idée de Dieu, et son impuissance à rendre compte des autres conceptions, qu’elle a vainement essayé de soumettre aux conditions de la méthode expérimentale ; car on peut généraliser ce qu’il dit d’un des maîtres de la psychologie anglaise, et non le moins pénétrant. M. Bain : « Sa méthode expérimentale, très bonne quand elle s’applique aux simples phénomènes psychiques, ne nous paraît pas aussi heureuse ici, où il s’agit moins des faits que d’un idéal, moins de ce qui est que de ce qui doit être. »

Tel est, en effet, le véritable objet de la raison. Elle s’appuie sur ce qui est pour dépasser toute réalité observable, pour embrasser l’universalité de toutes les choses possibles et, dans cette universalité, non-seulement ce qui peut être, mais ce qui doit être : l’idéal sous toutes ses formes. Notre conception de l’idéal se développe et s’épure à mesure que la réalité, transformée par l’industrie, par l’art ou par la vertu, nous offre elle-même des modèles de plus en

  1. M. Taine a écrit deux volumes sur l’Intelligence : les observations les plus exactes et les plus précises, les plus fines analyses, les inductions les plus ingénieuses y abondent, et quelques paradoxes dont elles sont entremêlées n’en infirment pas la valeur; mais quel est l’objet à peu près constant de cette théorie qui prétend embrasser l’intelligence entière? C’est la connaissance sensible. Un seul chapitre traite de la connaissance idéale; il contient à peine deux pages sur l’idéal vraiment rationnel : l’idéal du beau et du bien; l’idéal divin n’a pas une seule ligne.