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éveil de la conscience, et qui s’affirme lui-même dès le premier balbutiement de la parole.

C’est la crainte du moi abstrait, de l’entité métaphysique, qui inspire toutes ces tentatives pour se passer de l’idée du moi. On ne s’aperçoit pas qu’on lui substitue une autre entité non moins abstraite et non moins vaine : des séries de phénomènes, c’est-à-dire d’apparences, qui se suffiraient à elles-mêmes, qui resteraient suspendues dans le vide sans laisser supposer ni un objet dont elles seraient la manifestation, ni un sujet auquel elles pourraient apparaître. « La science concrète, dit Auguste Comte, se rapporte aux êtres ou aux objets; la science abstraite, aux événemens. » Le fondateur du positivisme reconnaît donc le caractère abstrait des événemens séparés de tout objet ou de tout être. Tous les philosophes qui se rattachent plus ou moins à son école sont forcés comme lui de le reconnaître, alors même qu’ils professent ou paraissent professer le pur phénoménisme. Ces séries de phénomènes dans lequel ils résolvent le moi sont pour eux quelque chose de plus que de simples collections ; ils ne peuvent s’empêcher d’y voir les transformations successives d’un même être. En vain M. Taine nous dit-il que « le moi, la personne morale, est un produit dont les sensations sont les premiers facteurs, » le moi s’impose à lui dès la première sensation de la statue de Condillac, dont il fait revivre l’hypothèse. La statue qui se dirait à elle-même, si elle pouvait parler : Je suis odeur de rose, aurait déjà, à un degré quelconque, la conscience de soi.

Un autre philosophe de la même école, M. Ribot, l’interprète autorisé et l’habile disciple des psychologues anglais contemporains, vient d’écrire sur les Maladies de la mémoire un livre qui débute par une théorie générale de la mémoire, où l’idée du moi n’a aucune place. Cette idée n’intervient dans le cours de l’ouvrage qu’à propos de certains états pathologiques, où elle se trouble et s’altère. Pour mieux faire comprendre ces états, M. Ribot croit nécessaire de définir le moi et il ne le fait consister d’abord qu’en une « somme d’états de conscience ; » mais il s’aperçoit bientôt que « ce serait, par une réaction mal entendue contre les entités, ne voir qu’une partie de ce qui est : sous ce composé instable qui se fait, se défait et se refait à chaque instant, il y a quelque chose qui demeure; c’est cette conscience obscure qui est le résultat de toutes les actions vitales, qui constitue la perception de notre propre corps et qu’on a désignée d’un seul mot : la cénesthésie. » Le mot importe peu, et, soit qu’on parle de cénesthésie ou de conscience de soi, on affirme autre chose qu’une simple somme de phénomènes, quand on reconnaît « quelque chose qui demeure, » un sentiment, dit encore M. Ribot,