Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 55.djvu/326

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pas comprendre, il trouverait bien vite des signes éloquens pour vous faire lire dans sa petite conscience. Des signes pareils ne manquent pas à l’animal, qui n’a la ressource ni des noms ni des pronoms. Il montre clairement, en toute circonstance, qu’il se connaît lui-même et qu’il ne se confond avec aucun autre être. Le sentiment de la jalousie, si violent chez quelques animaux domestiques, en serait la meilleure preuve. Cette conscience de soi que M. Janet et M. Bouillier font naître de la réflexion ne peut donc être, pour ces éminens psychologues comme pour le sens commun, que l’idée abstraite du moi, telle que les philosophes cherchent à en donner la théorie; ils ne sauraient, sans contredire à la fois et l’expérience et leurs propres doctrines, retirer à la simple conscience, à la conscience de l’animal et de l’enfant comme de l’homme fait, le sentiment du moi, tel qu’il est impliqué dans toutes les sensations, dans toutes les connaissances, dans tous les mouvemens instinctifs ou volontaires. La conscience et le moi n’appartiennent donc pas moins à l’animal qu’à l’homme ; la réflexion ne suffit pas pour en transformer la nature et pour y ajouter l’élément distinctif, le caractère propre de la personnalité humaine.

Les adversaires du spiritualisme n’ont aucune répugnance à douer les animaux d’une conscience de même nature que celle de l’homme; mais le moi les embarquasse. Pour écarter cette idée importune, quelques-uns semblent croire qu’il suffirait d’un artifice de langage: l’emploi de locutions impersonnelles pour exprimer les faits de conscience. L’auteur d’une des plus récentes études sur la personnalité, M. Paulhan, s’excuse de tomber dans une inconséquence apparente en se servant des mots : je ou moi, alors qu’il n’admet que des séries de faits de conscience. Il ne fait, dit-il, que céder à l’usage, comme lorsqu’on continue, après Copernic et Galilée, à parler du lever et du coucher du soleil. Pour éviter toute équivoque, « il n’y a qu’à remplacer l’expression : je vois, par exemple, par celle-ci : Un fait de conscience a lieu dans lequel est représenté, etc.; ce fait se rattache aux faits précédens, etc[1]. » La périphrase ne servirait de rien. Comme nous l’avons reconnu pour le langage enfantin, ce n’est pas le pronom personnel qui crée la conscience de soi. Parler d’un fait de conscience, c’est parler d’un fait immédiatement connu et rapporté à soi-même par l’être vivant et sensible en qui ce fait se produit ; c’est affirmer un moi. Non pas sans doute le moi abstrait des métaphysiciens, déterminé par tel ou tel attribut, à l’exclusion de toutes les autres formes de son être, mais le moi concret et complexe, qui se sent lui-même dès le premier

  1. La Personnalité, par M. Paulhan. Revue philosophique de la France et de l’étranger, juillet 1880.