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régénération de l’état prussien, comme leurs prédécesseurs du XVIe siècle l’avaient fait pour les idées de la réforme. L’originalité des uns et des autres fut précisément dans l’art avec lequel ils surent concilier le respect des traditions monarchiques avec les grandes innovations politiques et religieuses. En se faisant luthérien, le grand maître de l’ordre teutonique pensait moins à faire le salut de ses sujets qu’à fonder une grande maison; la réforme religieuse lui en offrait le moyen, il l’adopta. En appropriant aux besoins de la Prusse quelques-unes des idées pratiques de la révolution française, les ministres prussiens de 1807 ne songeaient nullement à créer un état idéal et à travailler pour l’humanité : ils ne pensaient qu’à reconstituer l’état prussien ; la réforme sociale et politique leur en présentait les moyens, ils se firent réformateurs.

Ces hommes étaient nés du temps de Frédéric; ils avaient été dans leur jeunesse les témoins de la décadence de la monarchie. La catastrophe les éclaira sur les causes du mal avant qu’ils en eussent eux-mêmes ressenti les effets. Ils appartenaient à une génération qui, sans avoir subi l’action dissolvante des mœurs du XVIIIe siècle, était cependant imprégnée de son esprit. Ils en avaient acquis la haute culture intellectuelle et politique ; le désastre de leur pays les força d’y joindre le cens de la réalité, la mesure, la pratique. L’épreuve trempa leurs caractères. C’est ainsi que, dans l’espace de vingt ans, entre 1786 et 1806, on vit se développer les causes qui devaient faire tomber la Prusse si bas et la faire remonter si haut. On vit son étonnante décadence sortir de sa prospérité même, et sa régénération, plus surprenante encore, sortir de sa décadence. Lorsque Frédéric mourut, son neveu, qui lui succéda, avait quarante-deux ans, et son petit-neveu, qui devait régner ensuite, en avait seize. Frédéric-Guillaume II faillit détruire la Prusse, Frédéric-Guillaume III la reconstitua. Le premier résumait en sa personne toutes les causes de la ruine, le second portait en lui les élémens du relèvement. Mirabeau, qui avait le flair des révolutions et qui eut, dans les matières d’état, des pressentimens de génie, avait mieux que personne discerné ce qu’il y avait de solide et ce qu’il y avait de fragile dans l’œuvre de Frédéric. Il en avait annoncé la chute, mais il eut en même temps l’instinct de sa rénovation. « Peut-être, écrivait-il en décembre 1786, après avoir rencontré le prince royal qui devait régner sous le nom de Frédéric-Guillaume III, peut-être ce jeune homme a-t-il de grandes destinées, et quand il serait le pivot de quelque révolution mémorable, les hommes qui voient de loin n’en seraient pas surpris. »


ALBERT SOREL.