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chez eux en sensualité, en libertinage (je dirais presque en voracité) ; la liberté d’esprit et l’amour des lumières en licence effrontée et en effrénée débauche de pensée. Les femmes en général sont perdues. » C’est aussi l’impression d’un diplomate anglais, sir John Harris, plus tard lord Malmesbury : « Berlin est une ville où, si l’on veut traduire fortis par honnête, on peut dire qu’il n’y a vir fortis nec femina casta. » Si l’on considère que, sauf chez les juifs, l’argent était rare, et que les tentations étaient d’autant plus fortes que l’on avait moins de moyens de les satisfaire, on s’explique que, dans beaucoup d’âmes, le dérèglement des idées et la corruption des mœurs ouvrît une plaie nouvelle, la plus dangereuse à coup sûr et la plus incurable dans les nations, la vénalité. Mirabeau, qui se connaissait trop, hélas! aux vices de son temps, a marqué d’une touche ineffaçable ceux de « ce noble tripot » de Berlin. Sous ce rapport, son fameux pamphlet est une peinture violente, mais vraie et « réaliste, » comme on dit aujourd’hui. Le cynisme n’y est guère que de la couleur locale. « Pourriture avant maturité, j’ai grand’peur que ce ne soit la devise de la puissance prussienne... Que ne peut l’argent dans une maison si pauvre? »

Il fallait la main de fer de Frédéric pour mettre en mouvement ces ressorts compliqués, régler cette lourde machine, contenir ces élémens assemblés à force d’art et prêts à se dissocier. Mais cette main était lourde et dure. Il y avait, au moins dans les classes supérieures, les seules dont on s’occupât alors et que l’on connût, une sorte de révolte sourde contre cette implacable discipline. Frédéric gagnait à être jugé de loin. On peut dire que Berlin était le lieu du monde où l’on admirait le moins le roi de Prusse. L’impatience du joug y refrénait l’enthousiasme. Frédéric était trop craint pour être aimé; son peuple ne le pleura pas. Le grand vide de sa mort parut d’abord une délivrance. Il se produisit à Berlin quelque chose d’analogue à ce que l’on avait vu en France lors de la disparition de Richelieu. Les esprits étaient à la fois inquiets et soulagés. « Tout est morne, rien n’est triste, disait Mirabeau. Tout est occupé, rien n’est affligé. Pas un regret, pas un soupir, pas un éloge! » Voilà donc le résultat de ce grand règne : tout le monde en désirait la fin ! « On était las et excédé, » écrivait le ministre d’Autriche. D’ailleurs on se faisait d’étranges illusions sur l’avenir. Frédéric avait trompé ses sujets comme il se trompait lui-même sur la consistance de son œuvre. Les Prussiens ne comprenaient pas à quel point leur puissance était personnelle à leur roi. Fiers jusqu’à l’infatuation du rôle qu’il leur avait fait jouer, ils imaginaient qu’ils y étaient pour quelque chose et que l’âme de Frédéric lui survivrait en eux. Ils attendaient d’un nouveau règne la même gloire au dehors, la même sécurité au dedans, la même prospérité relative avec un