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au bain, la reine aperçut des cicatrices à ses pieds. Il nous fait remarquer, sans y penser, que, pour que l’ouvrage de Sophocle subsiste, il faut que Jocaste ait eu quatre enfans d’Œdipe sans avoir jamais vu ses pieds. On admet cette invraisemblance plutôt que de perdre Œdipe roi. Celle que M. Sardou nous propose me paraît, au demeurant, moins forte. Quant à d’autres vétilles comme celles-ci: «Pourquoi, à la fin du troisième acte, Fèdora ne donne-t-elle pas contre-ordre à Gretch ? Pourquoi, entre le troisième et le quatrième, ne dément-elle pas sa lettre par un télégramme adressé à Yarischkine?.. » — quant à toutes ces chicanes tirées des conditions matérielles du drame, M. Sardou a déjà répondu à plusieurs; sa pièce répond à presque toutes, nous y avons répondu nous-même au cours de cette analyse.. On peut s’assurer qu’un auteur aussi malin n’est pas sans avoir pensé plus longtemps que les spectateurs à toutes ces menues difficultés, ni sans y avoir pourvu ; en douter est faire preuve de naïveté plus que de critique. En ce temps de trains-éclairs, de télégraphes et de téléphones, l’auteur dramatique est tenu de se prémunir contre des querelles de ce genre avec plus de minutie que ne faisait Sophocle, dont le public pouvait admettre qu’au moins dans le temps d’Œdipe les communications fussent incertaines entre Thèbes et Corinthe. C’est une question de soin, de précautions à prendre, et de moins habiles que M. Sardou n’auraient garde de les négliger; on peut croire que M. Sardou les a toutes prises. L’artifice, encore une fois, ne fait pas défaut à l’art en un seul point de ce drame, et je ne trouve pas qu’il y soit indigne de l’art; je ne trouve ni que les raisons matérielles des événemens y manquent, ni qu’elles soient si arbitraires ou si faibles. Quant aux raisons morales, il suffit de raconter la pièce pour montrer quel intérêt elle présente. Je maintiens que la crise de conscience, dont la situation capitale est l’occasion, que les antécédens de cette crise et ses suites sont du domaine de la tragédie. Et s’il faut, pour achever nos contradicteurs, citer une autorité en matière de tragédie, je la citerai; à propos de M. Sardou, j’aurai l’audace de citer Aristote : « Le meilleur de bien loin, dit le père des critiques, c’est lorsqu’un homme commet quelque action horrible sans savoir ce qu’il fait,» — Fèdora dénonce Loris, — « et qu’après l’action il vient à reconnaître ce qu’il a fait; car il n’y a rien là de méchant et de scélérat, et cette reconnaissance a quelque chose de terrible et qui fait frémir. » En écrivant ces lignes, Aristote pensait à Œdipe. M. Sardou peut les choisir pour épigraphe à Fèdora; c’est en vertu de ce principe rédigé, voilà plus de deux mille ans, par le philosophe, que son héroïne excite aujourd’hui la terreur et la pitié.

C’est donc une tragédie en prose, et d’une prose si rapide que l’ouvrage a presque l’allure d’une pantomime. On a choisi pour la jouer une tragédienne, la seule que la France possède, — celle que la