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qu’on l’emporte hors de France, et, s’il résiste, qu’on le tue. C’est bien : la princesse attend Loris ; elle commande qu’on le saisisse quand il sortira, qu’on le jette abord d’un yacht amarré au quai, qu’on descende la Seine et qu’on remette l’assassin à la frégate russe qui croise devant Le Havre, hors des eaux françaises. N’a-t-il pas, ce soir justement, avoué son crime ? Elle vient de l’écrire au général. Gretch annonce que d’après certains indices, le frère de Loris, Valérien Ypanof, et un de ses amis, Platon Sokolef, tous deux habitant Pétersbourg, auraient été complices du meurtre. La princesse rouvre sa lettre et dénonce ces noms au général Qu’on la laisse seule maintenant. Voici Loris. À peine est-il entré, dans une phrase encore vague, elle laisse échapper ce mot : « Nihiliste ! — Nihiliste, moi ! Je ne l’ai jamais été. — Pourquoi as-tu tué Wladimir ? — Parce qu’il était l’amant de ma femme. — Tu mens ! » Non, il ne ment pas. Voici les lettres ; les lettres de Wladimir à Wanda, une jeune fille épousée en secret parce que la mère de Loris avait refusé son consentement au mariage ; et les réponses de Wanda à Wladimir. « Qu’importe mon mariage ! écrit le jeune homme, je n’aime que toi et t’aimerai toujours ; j’épouse la princesse par ordre de mon père : c’est une question d’avenir, de situation, de fortune… » Voilà ce qu’écrivait cet homme, ce Wladimir, voilà ce que Fèdora entend de ses oreilles ; et c’est pour venger celui-là qu’elle a perdu celui-ci, qui, en punissant une trahison envers lui, punissait une trahison envers elle. D’abord elle l’écoute, stupide,. foudroyée, le corps fondu dans son fauteuil, les yeux béans, les mains mortes. Puis elle se dresse, saisit les lettres, les parcourt, les palpe, les laisse, les reprend, les dévore. Puis elle interroge ; elle veut se repaître du châtiment.

L’histoire est simple, presque banale en ses détails précis ; mais combien émouvante dans cette bouche et pour ces oreilles ! Une lettre soupçonnée, cherchée, trouvée ; un rendez-vous surpris, une rixe ; Wladimir, le premier, a tiré sur Loris : « Je riposte, je le tue !.. — Oui, oui, tue-le ! » crie Fèdora, devenue par l’ardeur de sa pensée témoin du fait ; elle s’accroche aux vêtemens de Loris, elle le secoue, elle le pousse au meurtre : « Tue-le ! tue-le !.. Et elle aussi ! » Elle, non ; elle s’est échappée, à demi-vêtue, dans la neige, s’est réfugiée chez un parent, y a langui et puis est morte. Loris est libre maintenant, libre comme Fèdora ; il est condamné à mort, ses terres sont confisquées, il est sans honneur et sans biens ; que n’a-t-elle pas à réparer envers lui ! Elle lui appartient. « Pardonne-moi, murmure-t-elle. — Qu’ai-je à te pardonner ? » Elle se remet : « Je t’ai cru coupable ; pardonne-moi mes soupçons. » Ses soupçons ! Elle n’a pas été la première à en concevoir. Qui donc a, dès le premier jour, accusé Loris quand rien ne le dénonçait ? Une fois accusé, lui, libéral, d’avoir tué Wladimir,